samedi 2 mai 2015

Après La Fin du Monde







«Véhicule 241, 2-4-1, priorité 3, masculin 19 ans, chute»

Nous arrivons en même temps que les policiers, nous arrêtant net devant l’immeuble en question. Nous nous fixons un bref instant de ce regard de plomb qu’ont deux coureurs arrivant ex æquo à une ligne d'arrivée. Puis, les uns après les autres, nous nous extirpons de nos véhicules. Mon partenaire et moi empoignons trousses et moniteur.

Nous gravissons les escaliers pour atteindre l’appartement 302.

— Vous avez eu quoi? demandé-je aux policiers essoufflé.

— Une chute, me répond l’un d’eux.

— Nous aussi, vous avez plus de détails?
— Non, seulement qu’il est confus.

Une porte s’ouvre alors que nous arrivons au dernier palier :

— C’est ici, nous mâche une voix jeune.

L’appartement bien tenu a tout d’ordinaire. Plancher de marqueterie, mobilier défraîchi mais propre, grosse télé à écran plat, table de cuisine encombrée. Les deux gars sont à l’aube de la vingtaine. Le premier, grand et mince, se tient hagard. Il a les deux mains qui pendent maladroitement le long de son corps comme s’il ne savait plus qu’en faire, se les ramenant près de la fourche comme un garçon gêné. 


Le second est affalé dans le divan et se tortille au ralenti, un peu comme un paresseux, cet animal verdâtre et dépressif qui se cramponne aux arbres.

— Bonjour mon cher, qu'est-ce qu'on peut faire pour vous? m’adressé-je au premier.

— Il est tombé tantôt en bas, me répond-t-il d'un souffle éthylique.

Je m’approche du jeune homme. Il a des abrasions sur le front, un coude et une paume sanguinolentes.

— Tu as des douleurs?

Il ne me répond pas, poussant seulement un gémissement plaintif.

— C’est quoi ton nom?

— Arrrrr.

Il est fâché maintenant.

— A-t-il bu?

— Oui, hoche-t-il de la tête.

— Quelle quantité?

Il me pointe trois grosses quilles de Fin du Monde. Pour votre information, avec ses 9% issues d’une triple fermentation, trois grosses, c’est assez pour être chaudaille. Moi qui n'a plus l’habitude, je serais plus que rond, voire très soul.


Pressentant le brasse-camarade, les deux policiers restés derrière enfilent lentement leurs gants de cuir, sous le regard hébété du grand aux bras mous. 



Je poursuis :

— Il s’est cogné la tête?

— Je sais pas, ça s’est passé vite...

Mon patient gigote, grognant et vociférant des menaces incompréhensibles. À un moment, je crois discerner un « fuck you ». Puis, il se redresse. Croyant d’abord qu’il reconnait en moi un hypothétique chum de brosse et qu’il y aura matière à un armistice, je fais un pas vers lui. C’est à ce moment qu’il vomit. 


Notez qu’ici il n’est pas question du vulgaire régurgi biliaire ou du pathétique dégobillage mal enligné du gars chaud. 


Non, je parle ici d’un jet qui est habituellement hors de portée humaine, et dont la puissance est normalement générée à l’aide d’un compresseur. Ça me laisse évidemment pantois.

— Tu m’as dit qu’il est tombé tantôt…

— Oui en bas, m'interrompt-il.
— OÙ en bas?

— En bas du balcon.

— Il est tombé en bas du 3e?!

— Oui.

— Pis il est remonté??? ajouté-je incrédule.

— Oui. Il essayait de sauter de balcon en balcon, me spécifie-t-il enfin.

— OK. (Pourquoi!?? m'écrié-je intérieurement)

Sans dire un mot, mon partenaire quitte prestement afin de quérir le matériel supplémentaire, résigné à faire l'aller et retour sur 3 étages. Un policier le suit résolu à l’aider. Tandis que l’autre soupire, lissant le cuir de ses gants sur chacun de ses doigts. Il observe la cage d’escalier par la porte restée entrouverte avec le calme d’un olympien s’apprêtant à s’exécuter. Je lui jette un bref regard reconnaissant.

— Oublie pas les vomitbags! que je leur crie alors qu’ils dévalent.

Ben de l’ouvrage à soir.




Aucun commentaire:

Publier un commentaire