mercredi 5 novembre 2014

La mince ligne




«Véhicule 241- 2,4,1, priorité 3, masculin 41 ans, problème de comportement »

Une petite femme nous ouvre timidement la porte de la maisonnée. Elle parle d’une voix basse, comme si quelqu’un faisait la sieste. La porte, qu’elle retient d’une main molle, n’est pas complètement ouverte, ce qui fait que nous restons plantés sur le tapis « Bienvenue ».

— C’est pour mon fils.

— Très bien, sait-il que nous avons été appelés?

— Oui, il vous attend.

Elle sort avec nous sur le pavé, guillerette, afin de nous expliquer ce qui en est. Son fils est en proie à des psychoses ponctuelles et bénignes. Avant ces épisodes fâcheux, il gagnait bien sa vie. Il occupait un emploi respectable. Il y était apprécié et primé régulièrement. Elle ressent le besoin de perpétué la mémoire des beaux jours, pour nous ouvrir l'esprit avant la porte.

— Mon fils est un homme très intelligent.

Selon ses dires, son fils se heurte très souvent à un milieu hospitalier condescendant lorsqu’il ne va pas bien. Selon elle, ces préjugés défavorables semblent exacerber ses psychoses et alimenter une agressivité. Elle répète qu'elle le connait, qu'il n'est pas méchant, qu'elle le comprend, «elle». 


Nous entendons son cri du cœur, qui est celui d’une mère inquiète. 


Même si nous recevons ses requêtes à grands coups de hochements de tête formels, et que nous lui accorderons d’emblée le bénéfice du doute, il est clair qu'en aucun cas, nous ne ferons d’entorses à notre sécurité. Mais, nous avons plus d’un tour dans notre trousse.

— On va aller y jaser, ça va ben aller.
Notre moue, paternelle et rassurante, parvient finalement à la convaincre de nous ouvrir la porte sur ce qu’elle a de plus cher au monde.
Le type dans la jeune quarantaine habite dans le sous-sol, chez sa mère. L’odeur de marijuana et le désordre qui y règne rappellent la chambre d’un étudiant. Dans un coin, deux vivariums improvisés sont côte à côte. Le premier héberge des souris à la santé vacillante. Elles ont une vue imprenable sur leur voisin immédiat et prédateur naturel : un énorme serpent inerte est entortillé dans le second. Les trois ordinateurs qui trônent sur un bureau font toute la largeur du salon et valent plus, à eux seuls, que tout le mobilier.

— Salut!! s’empresse-t-il de nous crier alors que nous achevons à peine de dévaler les escaliers.

Il nous attend au fauteuil, les mains sur les accoudoirs, comme sur un trône. On dirait qu’il tente de se contenir. Mais le corps et la main, rétifs, le trahissent. Ses cheveux gras tombent devant ses yeux en de lourdes mèches qu’il laisse lui voiler le regard, comme si c’était l’ultime façon pour lui de se terrer loin du monde extérieur, de tout ce qui l’effraie. Son teint laiteux laisse deviner un confinement volontaire. Les multiples couches de vêtements ne parviennent pas à masquer sa maigreur et laissent tout de même poindre des protubérances osseuses. 


Quand le mal de vivre prend toute la place, il peut usurper toutes les dispositions secondaires, telles la motivation ou l’audace. 


Plus aucun procédé n’est passif. La respiration peut devenir consciente, de même que les battements du cœur que l’on percevra plus soutenus, qui martèlera près des tempes, dans la gorge. La moindre entreprise, comme l’alimentation ou l’hygiène, soutirera toute l’énergie que l’on s’employait à ménager. Les réserves jamais renflouées se solderont toujours sur une dette, jour après jour, jusqu’à ce que l’on attrape une main tendue.

— Salut, que je lui réponds du même enthousiasme.

— Désolé de vous déranger les gars!

— Tu nous déranges pas du tout. Ça ne t’embête pas que je te tutoie.

— Non! rigole-t-il. C’est un rire déjanté, exagéré.
Il m’explique qu’il craint que des gens qui l’ont dans sa mire ne le tabassent. Il avoue ne pas dormir depuis une semaine. Avec l’insomnie, l’anxiété devient ingérable et insoutenable. Il œuvre depuis peu à titre de consultant pour des firmes privées. Il semble se mettre beaucoup de pression au travail.

— Je suis correct là? Tu me trouves correct? Je veux pas de problème.

— Oui je te trouve très correct.

— OK merci! Désolé de te déranger!

Alors, il me livre prudemment, ses plus récents déboires. Sautant du coq à l’âne, il me parle de formules mathématiques, d’astres, de plans de vérifications, de missions et de géologie extraterrestre. Puis, il m’explique comment il s’emploie à prémunir le matériel informatique des tempêtes solaires. J’avoue ne pas le suivre et y percevoir des symptômes évoquant ceux d’une psychose.

Tout au long du transport, il est agité de tics. Par moment, il panique, s’excusant, répétant qu’il ne veut pas d’ennuis. Chaque fois, je me montre rassurant et déporte son attention.
— Ça fait combien de temps que t’es consultant?

— 6 mois. Je veux pas vous faire de marde. S’cusez-moi de vous déranger les gars?

— Ben non voyons!

À l’avant, j’entends sa mère, elle insiste sur le fait que c’est un homme doux. Que des soins lui sont nécessaires dans un centre de soins psychiatriques. Mais elle explique que, comme il est plutôt réfractaire à l'idée de s’y faire conduire et que ce n’est qu’une fois qu’elle ne lui laisse plus le choix qu’elle fait appel aux services, il tombe chaque fois dans les dédales bureaucratiques du système de santé. Il est alors contraint de se rendre à l’hôpital d’appartenance la plus près. Elle déplore que cette dernière ne soit pas parfaitement adaptée aux besoins de son fils et appréhende une mauvaise prise en charge. Elle semble avoir conserver le souvenir amer d'une pénible expérience. Il faut dire que j’ai vu plus d'une maman ourse se braquer contre des soins jugés inadéquats, se rebiffer contre le personnel soignant, refusant obstinément de leur accorder leur confiance par peur, par amour. Mais, cette dernière est calme. Bien qu’elle espère pour le mieux, elle se laisse malgré tout porter vers l’aval.

Dans la cabine de soins, mon patient renchérit sur ses angoisses à propos des tempêtes solaires. C’est une peur grandissante et il se dit incapable d’en détacher son esprit, y pensant jour et nuit. J’aimerais l’apaiser, mais je n’ai malheureusement rien à lui dire au pauvre gars, n’y connaissant strictement rien en tempête solaire. Lui, semble selon moi avoir passé quelques heures sur Wikipédia à démystifier le sujet. Je lui conseille alors humblement de délaisser internet, si cela est anxiogène. Il se contente de sourire. C’est un sourire empreint d’une résignation tranquille. C’est le moment où je dénote le plus de lucidité depuis notre rencontre.

Tout en discutant avec lui, j’éprouve une réelle empathie. Nombreux sont ceux qui ne peuvent émerger du cauchemar en s’éveillant. 


On réalise trop peu le privilège qu’est celui de se promener allègre dans la réalité, en plein contrôle de celle-ci.


Une fois à l’hôpital, on le prend en charge comme un oisillon tombé du nid. Les infirmières de l’évaluation et de l’aire de traitement s’échangent un rapport verbal teinté d’humanité et avec le préposé aux bénéficiaires attitré à la psychiatrie, qui en a vu d’autre, le couvrent de bons soins. Ils l’accueillent comme s’il faisait son entré dans un bed and breakfast et ç’a quelque chose de rassurant. Je ne dénote pas la moindre arrogance, ni l’ombre d’un mépris, ni même d'infantilisation doucereuse. Sa mère est soulagée.
Je leur serre la main avant de les quitter. Et c’est là qu’elle me tend une carte, les lèvres pincées. 



Son regard d’un bleu mouillé contient toute la fierté qu’une mère peut ressentir, et l’amertume qui vient avec celle qui n’est plus d’actualité. Chacune des ridules qui l’encadrent représente vaillamment un tracas et la candeur qu’il a évincée.



— Voilà. C’était là qu’il travaillait, mon fils.

On pouvait y lire : « Canadian Space Agency-Agence spatiale Canadienne, bureau de liaison NASA ». Juste en dessous se trouvait le nom de son fils ainsi que son titre et ses coordonnés.

Il y a cette mince ligne que certains traversent, malgré eux. Nul ne peut se targuer de se tenir du côté convoité, pour de bon.