mercredi 1 juillet 2015

1er juillet 1983



Photo Normand Leduc



Ce récit se déroule avant l’émergence des bactéries, des qualités de comburant de l’oxygène et des protocoles de conduite. Mais c'était aussi avant que le cancer ne soit terré dans chaque recoin, avant l’hypersexualisation, lorsque régnait cette confiance badine et inébranlable en la vie qui me manque parfois. Il a lieu à une époque toute autre, bien qu’elle ne soit pas si lointaine.

Il fait trop chaud pour rester dans la caserne. J’ai donc coincé une chaise contre la porte à ressort, pour que la chaleur puisse s’échapper. Nous préférons rester avachis dans notre Chevy Van dont nous avons préalablement descendu les vitres, tournant la manivelle avec la vigueur de nos vingt ans, une clope au bec. La brise chaude me chatouille la moustache. 


Les jambes croisés, les talons bien appuyés contre la charnière 
de la portière ouverte, je me suis déjà clenché la moitié du paquet de cigarettes que je me suis roulé à la rouleuse.


Je parais bien dans mon uniforme, dont la chemise au col javellisé et les pantalons de coton à plis français me siéent à ravir. Avec cette chaleur, j’en ai profité pour laisser ma petite laine chez nous afin que ma blonde puisse y recoudre le crest.


Mon partenaire est derrière, il vient de finir de nettoyer un masque d’oxygène avec un tampon d’alcool pour qu’il soit fin prêt à être utilisé sur le prochain call : l’alcool, ça tue toute. Il s’affaire maintenant à rouler un Velpo, s’assurant d’en faire un rouleau bien compact à réutiliser.

Pour embarquer la civière Ferno 30 « côté-côté » dans la Van, il faut se placer l’un en face de l’autre, de chaque côté de la civière et la soulever pour la glisser en latéral. Comme il n’y a pas l’espace permettant une flexion de nos jambes lors de la manœuvre, il est important de bien barrer les genoux et de forcer avec les reins : quand t’es fort du dos, t’as pas trop de problème avec ça.

Principaux outils de travail, nous usons de nos corps jusqu’à ce qu’ils n’en puissent plus. Nous épaulons nos civières avec nos patients dessus. Les escaliers à paliers, les descentes bétonnées où les étroites ferrures, toutes nous les descendons où les gravissons sans ménagement. Déjà, il y en a parmi nous qui en bavent. 


Ceux-là nous le savons, ce sera la job qui les lâchera, 
bien avant qu’eux ne la lâchent. 


D’ailleurs, pour la plupart d’entre nous ce sera le cas, mais beaucoup plus tard, du moins nous l’espérons. Ce job, il s’est immiscé sous notre peau, il ponctue notre souffle, il hante parfois nos nuits et il peut nous faire perdre pied. Mais c’est notre métier envers et contre tout. Nous le faisons avec cœur et la retraite n’est pas pour demain. 

Le téléphone sonne dans la caserne. C’est la répartitrice qui nous appelle depuis le salon funéraire, nous croyant au garage juste en bas. Mon partenaire va répondre au trot. Je remonte mon banc prestement, ferme ma portière, puis démarre le moteur. Nous serons fin prêts à filer, le pied au plancher. Ainsi nous serons les premiers arrivés sur les lieux de l’affectation, et pourrons l’arracher des mains du compétiteur. Nous avons d’ailleurs récemment pris plaisir à saboter le lettrage sur le flanc de leur Econoline, où figure le numéro à 7 chiffres à signaler pour les joindre, y apposant le nôtre par-dessus. Il y avait là une taquinerie amicale mais tout à fait narquoise, et ils nous le remettraient au centuple.

Mon partenaire émerge de la caserne au pas de course (oui, à cette époque il court). Il saute à bord. Nous démarrons en trombe dès lors même qu’il referme sa portière, laissant une bourrasque d’air s’infiltrer.

— C’t’un accident, au kilomètre 18.

Il presse l’allume-cigare incandescent contre une Export ‘A’ verte, pour ensuite en tirer une longue bouffée qui me fait envie. Ainsi, je fais de même, laissant la mienne de biais entre mes lèvres pincées, le temps d’actionner les sirènes. Dans la bretelle d’accès à l’autoroute, je capitule et remonte les fenêtres, redoutant que ce vent qui bat mes cheveux sauvagement, ne me fasse perde mon feu.

Nous apercevons au loin les flashers de la S.Q, quand soudain, nous sommes pris d’effroi : une somptueuse Camaro Z28 T-top rouge flambant neuve gît sur le côté. Elle est couverte de boue et de rayures.

Puis je vois un homme debout, s’agitant devant un policier. Il gesticule, l’air agacé. Nous nous immobilisons à leur hauteur sur le bas-côté. Fiers d’avoir pu arriver les premiers, nous descendons le torse bombé, ajustant nos ceintures comme des conquérants de l’Ouest. Le policier est excédé et nul besoin qu’il retire ses verres fumés d’aviateur pour s’en rendre compte :

— Moi les studs de c’t’e genre là, pas capable, qu’il nous confie aussitôt, je vais le beurrer celui-là.

Comme notre patient semble indemne, d’une brève négation je m’empresse de signifier à mon partenaire qu’il n’y a pas matière à sortir le collet de mousse et la planche longue en bois. Je prends le type à part :

— T’es-tu correct? lui demandé-je promptement.

— Oui chu correct, j’me suis pas fait mal, je me suis juste fait brasser la cage un peu. Mes portes ouvrent plus. Je suis sorti par mon T-top.

— Bon ben là, embarque donc dans le towing pis restes-en là, pogne-toi pas avec la police, ça va être pire.

— C’est parce que ma femme est à l’hôpital, elle accouche. C’t’une voisine qui l’a reconduit. C’est pour ça que je clenchais. C’tait une ligne droite, geint-il pour me convaincre de son innocence.

Je lance un coup d’œil à mon partenaire. Bien qu’il devine mes pensées, celui-ci ne tique pas. S’il s’avérait que nous l’amenions jusqu’à l’hôpital, il en profiterait surement pour aller voir la petite infirmière qu’il veut inviter à sortir vendredi prochain.

— Bon ben embarque!

— Vous êtes ben smart les gars, merci.


Nous sautons tous les trois à bord de l’ambulance, soulevés par la frénésie d’une nouvelle urgence, satisfaits de pouvoir écraser les gaz encore une fois. 


À la radio, ils passent un nouveau tube OurHouse de Madness. 

— Eille les gars, ça vous dérange si je fume?

— Non pantoute, que nous lui répondons d’une voix forte depuis l’avant.


— En voulez-vous une?

Nous étirons la main vers l’arrière, à tour de rôle mon partenaire et moi, les cheveux au vent, extatiques. L’enthousiasme désinvolte et intact de la jeunesse nous suffisant à puiser du plaisir çà et là, depuis les sources les plus humbles. Alors que je le remercie d’un signe de tête à travers le rétroviseur donnant sur la cabine de soins, je le vois, qui sue à grosses gouttes.

— Ton premier enfant?

— Oui, qu’il me répond en replaçant son case de cigarettes en plastique dans sa poche de chemise.

Ne sachant que rétorquer, n’ayant pas d’enfant moi-même, je monte le son du radio.

Le poste à péage approche. Une voie est libre. En un coup d’œil, nous nous mettons d’accord, résolus à ne priver le pauvre gars d’aucune des émotions fortes que la journée lui réservait à son insu. Je peux le voir dans le rétroviseur, détachant mon regard de la route l’instant d’une seconde. Braqué, les lèvres entrouvertes, il peine à retenir une mise en garde qu’il pourrait crier à tout moment. Appuyant toujours sur la pédale des gaz, je me refuse à la vertu. Même mon partenaire s’est calé dans son siège, résistant, de toutes ses fibres de mâles à l’envie de boucler sa ceinture. Le poste de péage est à quelques centaines de mètres. 


Nous cessons de respirer. J’ai le temps de voir une silhouette se cabrer dans le guichet, puis je relâche l’accélérateur. 


Au moment où nous nous engouffrons entre les deux postes, l’effet de succion nous sidère, comme à chaque fois. 

En arrivant à l’hôpital, le type est déjà blême avant même de rejoindre sa femme. Il nous remercie les jambes molles avant d’aller la retrouver. Nous le saluons, railleurs.

Mon partenaire en profite pour rôder autour de la jolie infirmière.