mercredi 7 octobre 2015

La guerre avec un couteau suisse




« Véhicule 241, 2-4-1, priorité 0, pour un bébé, 9 écho 1, arrêt cardiorespiratoire »

Un pieu s’enfonce dans mon cœur. Une image traverse mon esprit, celle d’une mère déchirée par la douleur me tendant un poupon inerte.

— C’est pour masculin, âge 0 jour, complète le répartiteur médical atterré.

Puis, j’ai cette seule pensée : profitais-je pour les derniers instants d’une santé mentale que je tenais pour acquis? Allais-je basculer? Allais-je perdre la quiétude, le sommeil, l’appétit pour l’amour ou pour la vie?

— C’t’un cas d’obstétrique Monsieur ?

— Positif 241.

— Vous allez m’envoyer un effectif supplémentaire ?

— …

Il hésite, puis me met sur attente.

— C’est confirmé 241, c’est un bébé code.

Encore ce coup, juste là dans ma poitrine.

Puisque nous sommes tout près, nous n’avons pas le temps pour plus d’échanges via les ondes radio. Mais la torture d’un long trajet sera évitée.


Dans ces cas-là, j’ai mal. Un malaise pulsatile qui me heurte, me frappe de toute part, dans mon cou, dans ma tête. 


Et seul le fait de prendre part au drame me donnera un bref répit, me refusant sur le terrain la moindre émotion. Je tente de contrôler les battements de mon cœur, ralentissant mon rythme respiratoire. Je le fais machinalement, sans y penser puisque je suis absorbé par le défilement séquentiel des actes à poser. Heureusement, la douleur se dissipe alors que je la refuse, lui ferme la porte. Je ne laisse rien paraître, j’ai depuis longtemps cette couenne qui me garde des élans émotifs, de l’intérieur comme de l’extérieur. Peut-être que ce sera une fois chez moi, assis à ma table, que je ressentirai les symptômes du drame qui s’est immiscé sous ma peau. Je ne suis pas né de la dernière pluie, je me sais vulnérable, faillible et ébranlable. L’invincibilité n’a été octroyée au genre humain que dans les contes fantastiques. Je ne suis pas Capitaine América. 


Puis, entre vous et moi : même Capitaine América chokerait là-dessus. Parce que dans la vraie vie, les bébés morts reviennent pas à la vie. 


En entrant, j’entends un cri puissant, guttural. À priori, ça me semble un cri d’horreur, poussé avec les tripes. Je crois que c’est la mère qui hurle sa douleur, celle de perdre un enfant. Nous la trouvons étendue au sol, nue, béante, haletante. Le cou arqué, elle nous fixe d’un œil de plomb, par-delà son ventre rond et lisse. Il y a dans la façon dont elle se cambre, une sorte de résignation tranquille, presque aimante. Elle pousse un long cri plaintif, plissant maintenant les yeux.
Je regarde autour.

— Il est pas né? demandé-je à la mère.

— Ben non il est pas né! me crache-t-elle.

Mon partenaire et moi nous regardons un instant. Nul besoin de parler. Il est trop tôt pour ressentir le soulagement. Nous ne sentons pas encore sous nos pieds, le sol qui s’est dérobé.

— On nous a dit qu’il était né, insisté-je.

— Non je leur ai seulement dit que ça fait 12 heures qu’il n’a pas bougé.

Le combiné de téléphone gît sur le sol, toujours allumé.

— OK vous ne l’avez pas senti bougé! Ok….



À l’école, on nous avait appris comment procéder aux accouchements ainsi qu’à réagir à quelques complications. On nous avait bien remis un protocole où y étaient consignés les gestes à poser. Une seule fois depuis lors, on m’avait demandé si je me souvenais comment faire. J’avais brandi mon protocole et avais ajouté : « mais y’a rien comme le faire! » On m’avait alors installé avec un mannequin de plastique d’où on sortait un bébé en caoutchouc


Puisqu’on nous envoyait à la guerre avec un couteau suisse, je m’étais dit que je saurais, le moment venu. 



Je comptais sur mes aptitudes singulières de travailleurs « tout terrain ».

— Sentez-vous pousser dans vos fesses?

— Ouiiiiiiirrrrrrrrr…

Une nouvelle contraction la paralyse à nouveau. Il n’y avait pas 30 secondes qu’elle avait eu un répit.

Mon partenaire ouvre la trousse à obstétrique et tâtonne le matériel qui lui est peu familier, comme s’il fouillait dans le sac à main de sa mère. Il me tend les gants stériles que j’enfile, la main chevrotante. Mon partenaire étend le champ entre les jambes de la mère tandis que je jette un œil au périnée. J’y entrevois les petits cheveux noirs du bébé. Mon partenaire plaque un masque d’oxygène sur le visage de la mère.

— Prochaine contraction vous allez pouvoir pousser!

Elle se raidit sous la douleur une nouvelle fois. Elle souffre comme elle peut. Mais à l’apogée de la douleur, son œil s’agrandit, la panique s’installe : comment pouvait-elle s’attendre à pire? Comment continuer?

— T’es capable ça va ben aller!

— Je peux pas! Je peux pas!

Son souffle chaud embue le masque.

— Oui, vas-y, je te lâche pas.

Elle se met à pousser de toutes ses forces et la tête sort presque aussitôt. La pression est si forte, que tout de suite, je dégage une épaule, puis l’autre. Son cri plaintif se change en un hurlement de surprise, lorsque je saisis le bébé qui émerge avec un flot de liquide amniotique. C’est d’abord sa tiédeur que je remarque à travers mes gants trempés, et ça me semble plutôt logique qu’il le soit. 

Il ne pleure pas, mais gigote vivement. J’aspire sa bouche, puis son nez avec la poire. Ça semble lui déplaire. Il se met à hurler éperdument. Je l’essuie du mieux que je peux. Nous coupons le cordon entre les deux clampes que mon partenaire appose. Je plaque le petit contre la poitrine de sa mère. Je les enroule tous les deux dans la couverture chaude.

Mon backup arrive. J'entends leurs grosses bottes, puis je vois leur bouille: yeux hagards, joues rougies.
 


Ils croyaient descendre avec nous en enfer. Ils s'arrêtent net dans l'embrasure de la porte.



— Désolé les amis on n’a pas eu le temps de vous donner d’autres infos.

— On comprend ça, fait la première stoïque.

— On aurait besoin de serviettes, ajouté-je avec un large sourire.

Mon partenaire détale pour préparer la civière, tandis qu'ils cherchent la penderie.

Les cris puissants du bébé, entrecoupés par de courtes pauses, lui permettent de gonfler sa petite cage thoracique d’un air renouvelé. Le filet d’air qui agite ses cordes vocales ne suffit pas à la pulsion de vie, alors que son vagissement s’éteint en déraillant, avant de recommencer à nouveau. Une fois, puis une seconde fois, et bientôt on ne les comptera plus ses bouffées d’air devenues coutumières. Le miracle de la respiration on aura tôt fait de le tenir pour acquis.


Je jette un coup d’œil au nourrisson qui tète maintenant, blotti contre sa mère. Finalement, il s’en tirera indemne. Et moi aussi.



À tous mes consœurs et confrères qui n'ont pas encore retrouvé le sol qui s’est dérobé sous leurs pieds.

3 commentaires:

  1. Wow... Et en France, un unique cours de 4h avec une vidéo pour nous apprendre a réagir sur un accouchement...

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  2. Au Québec ,3 ans de formation au collegial ,pour devenir paramedic soins primaires .

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  3. Wow quel témoignage...et quelle expérience! Merci à vous.

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