dimanche 12 octobre 2014

Bouclez votre ceinture




Nous sommes appelés dans les vieux quartiers, dans un restaurant à la réputation bien établie.

« Véhicule 241-2-4-1, priorité 1, masculin 52 ans, épisode syncopal »

C’est un endroit bien peu commode pour être vagal. 

D’abord, vous en conviendrez, certains restos chics vous réservent à la fin, une facture salée en plus d’une impression de ne point s’être sustenté, et ce malgré le fait que l’on essaie de se convaincre du contraire. Alors quand votre système parasympathique vous empêche de terminer votre portion « bistro français » et qu’en plus il vous donne tout de suite après, une insoutenable envie, c’est vraiment une soirée ratée!


Il est couché entre le mur de pierres centenaires et le mobilier d’époque, flanqué de son amie de cœur et de leur couple d’amis. En un regard, je dénote dans le malaise à demi avoué, la singularité de cette soirée formelle, bien plus qu’amicale. Et le couple distant qui semble assister à la soirée par devoir mondain bien plus que par envie, n’est agité d’aucune passion. Alors que nous pouvons entendre le côlon de monsieur se retourner sur lui-même, le couple aimerait bien se trouver ailleurs, c’est évident. Le contrat prévoyait peut-être, une sortie qu'ils avaient acceptée par dépit, un repas coûteux plus que copieux et une échappée habile en début de soirée. Mais, celle-ci n’incluait guère la contiguïté et les gaz qui viennent parfois de pair. Ainsi, ils se dandinent mal à l’aise les mains jointes, près de cette connaissance issue d’une réunion d’affaires, d’une hypothétique croisière ou peut-être d’un atelier de dégustation de vin.

Le feu de foyer ainsi que le teint blafard du patient, avec les petites éructations louches qui laissent présager une nausée, me font tout de suite regretter de ne pas avoir laissé mon unique et précieux chandail de laine dans le véhicule. 


Bref, ça sent la brassée de foncé.

Avec sa barbe d’écrivain ou de professeur de chimie, mon patient a l’air d’un homme droit, pudique et cultivé, mais il pouvait tout autant faire partie d’un gang de rue. Il faut toujours se méfier de ses premières impressions. 

Visiblement, il est mal à l’aise d’être ainsi paralysé au sol et que cela nécessite les services d’urgence. Je le rassure d’un tapotage d’épaule et d’une moue empathique et rassurante qui a l’air de dire « c’est moi qui suis désolé pour vous, mon cher, ça va mal à chop». 

D’une oreille, j’entends mon partenaire, dont l’investigation sur de possibles allergies se conclut par la négative. Puis, il poursuit à voix haute, à mon attention :

—90/47, 109 BPM, respiration 18, glycémie 8.9.

—C’est la première fois que ça vous arrive monsieur ce genre de malaise.

—Maladie de Crohn.


J’opine du menton. Nous lui plaquons tout de même un masque à 100% et nous le fixons solidement à la planche.

Voilà que son amie brandit sa condition d’ex-infirmière comme l’on exhibe un badge du FBI. 



Elle nous propose son assistance, que je me réserve au besoin. Je le lui fais savoir poliment et sans équivoque. Mais, elle insiste. 

Ce n’est pas tant le fait de se rendre utile, mais beaucoup plus la nostalgie de son ancien métier et le vin rouge qui semblent la motiver. 

Je lui demande alors de nous aider à transporter notre matériel, et elle s’exécute de séant. 

C’est difficile de passer dans les passages coudés de l’ancienne demeure aux allures champêtres. Nous nous sentons lourdauds, avec la planche puis notre patient dessus, entre les clients attablés qui nous jettent des regards à la fois dédaigneux et curieux. Nos caps d’aciers martèlent le plancher creux tapissé de carpettes fleurdelisées. Nous esquissons des grimaces de circonstance au propriétaire du restaurant qui a hâte que nous nous effacions de son paysage. 


Nous savons bien que ce n’est pas personnel : c’est qu’un client qui vomit sa bisque de homard dans un restaurant chic, c’est pas vendeur.


Alors nous faisons aussi vite que nous pouvons. Si nous nous dépêchons, ce n’est pas tant pour tous ces clients attablés bien confortablement qui nous dévisagent, parce que nous avons beaucoup trop de hernies et de vertèbres soudées par l’arthrose pour ça, mais bien parce qu’il fait beaucoup trop chaud avec ce feu de foyer d’ambiance au mois d’octobre, en chandail de laine bourgogne.

Nous descendons l’escalier, qui est en fait bien plus un alcootest qu’un escalier tant elle est à pic. Nous atteignons enfin le pavé du rez-de-chaussée.

Au moment où nous l’embarquons dans l’ambulance, l’ex-infirmière se manifeste encore:

—Voulez-vous que j’embarque?

Je soupire. Cette requête est souvent source de conflits. D’abord, les parents et amis qui se sentent exclus lorsqu’on leur refuse le droit d’accompagner le patient à l’arrière parce que « l’autre ambulancier avant le leur avait permis, LUI ». Puis, les intervenants, qui s’immiscent dans les interventions et que l’on égratigne en les écartant poliment d’abord, puis plus fermement. 
Finalement, sachez que l’art d’être mobile dans un véhicule en mouvement s’acquiert, car il n’est pas inné. Toujours est-il que ma boussole à moi indique toujours le NON dans ces cas-là. C’est mon expérience passée qui m’a appris que troubles versus troubles, j’étais gagnant d’être seul derrière, quand ça se corsait.

Mais je n’ai pas le temps de répondre que mon partenaire, pour une raison obscure, lui donne l’aval. Elle s’élance donc aussitôt devant moi et prends place sur le grand banc. Je fusille mon partenaire du regard. J’entre à mon tour et demande à la dame de s’assoir sur le banc capitaine et de boucler sa ceinture. Je m’installe sur le grand banc.
Mon patient est au bout du rouleau. 


Même si j’anticipe un potentiel létal ou une instabilité insidieuse, je soupçonne que ce qui est à l’origine de sa diaphorèse et de son hypotension est en fait une formidable et fulgurante envie de chiaille.

Lorsque j’étire le bras pour prendre du matériel, l’ex-infirmière se détache pour m’assister. Je l’intime donc de demeurer attachée. D’autant plus que mon partenaire aime beaucoup les pédales : freins, accélérateurs, il les adore!

Mon patient est vraiment mal. 


C’est la seule fois où je sors la bassine pour un numéro 2. On l'a depuis retiré de nos inventaires. 


Je l’aide donc à défaire sa ceinture et il descend sa braguette. Voilà qu’on en est à descendre les pantalons quand l’ex-infirmière se détache à nouveau. Désireuse de se rendre utile elle est bien intentionnée. D'autant plus que toute cette adrénaline qui l’animait dans la salle d’urgence jadis lui revient et ça lui fait du bien, tsé. On est capable de comprendre ça.

C’est là que mon partenaire décide d’écraser le frein. L’accompagnatrice se retrouve aussitôt plaquée contre son banc. Mais comme elle est à demi levée et détachée, lorsque finalement mon partenaire en a assez et délaisse le frein au profit de l’accélérateur, elle bascule vers l’avant. 


La scène qui suivra figure parmi les plus marquantes de ma carrière. L’ex-infirmière se retrouve le visage écrasé dans le pubis de mon patient fraîchement déculotté. 


Paralysée par trois forces G, elle bat l’air de ses mains de chaque côté de la civière, incapable de prendre appui sur quoi que ce soit. 


Le pauvre bougre quant à lui, doit encore se retenir. Il souffre tant qu’il s’en fout presque que sa copine farfouille dans son entrejambe devant le parfait inconnu que je suis, dont l’uniforme ne parvient pas à atténuer la trivialité de la scène.

Au moment où l’accélération s’estompe et que nous atteignons une vitesse stable, je réussis à la tirer de là. Elle se redresse péniblement, s’assoit et boucle sa ceinture. Elle replace ses cheveux, les lissant vers l’arrière. 

Maintenant, il ne me reste plus qu’à trouver de quoi meubler la conversation.