samedi 27 février 2016

Récit rural




Je connais ce rang de campagne par cœur. Chaque jour, nous nous empreignons du calme des plaines balayées par le vent. Les labours attendent le printemps et les cheminées fument. Humbles baraquements, fiers silos, maisonnettes colorées, granges décrépites et chiens aux aguets défilent à la fenêtre.

Nous passons devant une petite croix érigée en bordure de la route par la famille d'un disparu. Sur la croix faite de 2 x 4 po, on a pris soin de noter la portion de vie terrestre consumée:1985-2005. 


Luisant ostensiblement sous un rayon de soleil, la croix résiste aux bourrasques, témoin obstinée de la précarité de la vie. J'étais là quand cette vie a été fauchée, impuissant, enfoncé jusqu'au genou dans la ravine engorgée des eaux du redoux.  

Chaque fois qu'elle surgit dans ma fenêtre ou du coin de mon pare-brise, cette croix, je me souviens du cri du père, étranglé d'une douleur indicible. Celui qui a abaissé la scie sur le 2 x 4 po, la peine au ventre, encore endeuillé, pour en faire un autel. Il y en a bien trois ou quatre des croix comme celle-là qui ne me sont pas étrangères. Elles fleurissent parfois aux rappels du sombre jour. Je les dépasse à grande vitesse sur la route, refermant les yeux momentanément, en guise d'infime recueillement, surtout reconnaissant d'être épargné du grand Drame qui guette une poignée de malheureux. Ma job m'aura tiré d'une confortable insouciance, pour de bon.


Nous atteignons notre point d'attente comme on arrive à la maison. Un collègue pompier fait le plein à la station-service. Il me salue faiblement d'une main qu'il replonge au chaud dans son parka. 


Il ne va pas bien depuis que nous sommes intervenus ensemble auprès du petit de sa belle-sœur. 


C'est le malheur des premiers intervenants qui desservent leur patrie, quand toute leur famille y réside. Cet élancement furtif qui nous encercle le cœur lorsque nous croyons reconnaître l'adresse dictée par la répartition... Ça fait partie, disons-le comme ça, des petits caractères inscrits tout en bas du contrat.

J'aimerais savoir quoi faire, quoi dire, quand le Drame nous gagne nous aussi, les épargnés, quand nous y mettons les pieds.

Bill est là lui aussi, transi, plus abîmé que jamais, édenté, ses vêtements troués. Bill n'a pas de domicile fixe. Comme toujours, il s’est réfugié sous la corniche du commerce. Je descends lui apporter le café que je lui ai pris en chemin.

  — Salut Bill! Un bon café? dis-je en lui tendant.

 — Merci man!

 — De rien Bill.

Mon partenaire essaie une nouvelle fois de le convaincre de quitter pour la banlieue d'à côté. 

  — C'est dangereux à vélo sur les rangs Bill. C'est pas la meilleure place pour vivre dehors. Il y aurait plus de ressources pour toi en ville. C'est ton call Bill, quand t'as besoin on est là.

Bill opine. Il y pensera. Un jour nous finirons par le retrouver tuméfié, sur le bord de la route, à côté de son vélo tordu.

« Véhicule 241, 2-4-1, priorité 1, féminin 82 ans, difficulté à respirer ». 

C'est madame L.. Chaque hiver, elle en a jusqu'au mois de mai à se taper pneumonie sur pneumonie. Peut-être s’est-elle affaissée au sol? Comme d'habitude, elle n’acceptera de nos services que de l'assistance à se relever, et au passage, nous remettrons la porte de son garde-robe sur son rail. C'est une vraie plaie, cette porte-accordéon.

C'est toujours comme ça avec Madame L., elle voudrait bien que nous restions un moment, et sans accéder à ce besoin désespéré, nous obtempérons comme nous le pouvons, ajustant la porte débraillée, décoinçant une latte du store vertical ou atteignant pour elle, la boîte à couture tout en haut de la penderie. Nous en profitons pour échanger avec elle, quelques politesses.

Mais cette fois c'est plus grave, Madame L. en est à ses derniers miles. Elle halète, l'œil mi-clos. L'infirmière du CLSC est sur place. Dépêchée pour des soins de routine, elle l'a trouvé comme ça. 


Madame L. avait un certificat de non-réanimation. Je l'ignorais. C'est l'infirmière qui me le tend. Madame L. avait décidé que si ça tournait mal, elle en resterait là. 


Nous la prenons comme un oisillon, l'emmitouflons dans la couverture. La porte de son garde-robe est à nouveau démise, et pend tristement, entrebâillée, retenue par la tige métallique du haut. Son souffle se fait plus rare.

 — Vous n'êtes pas seule Madame L., que je lui souffle à l'oreille, je reste avec vous. 

Apprendre à sauver des vies, c'est une chose. Apprendre à les laisser s'éteindre c'en est une autre.

Nous vivons dans un petit monde.