dimanche 23 août 2015

26 A 1



« Véhicule 241, 2-4-1, priorité 7, féminin 81 ans, personne malade »

Nous arrivons prestement, chargés comme des mulets, gravissant les quelques marches bétonnées du rez-de-chaussée.

Notre empressement semble plaire à la femme qui nous tient la porte battante, je le vois dans ce tic qui fait tomber sa paupière d’un soulagement à peine perceptible. Elle nous adresse une moue crispée recelant un sourire mince et équivoque. Celle-ci, droite comme sa demeure bien tenue, sait y faire avec les secours d’urgence, y allant d’une sollicitude bien dosée. Cette bienveillance affairée semble tenir à la fois d’un caractère qui lui est propre, et de l’habitude de faire appel à nos services.

— C’est pour ma mère, c’est au fond, dit-elle.

À la cuisine, on murmure comme à l’église. Le beau-frère, le neveu ou bien le gendre se sont levés pour ne pas rester avachis dans leur chaise, de peine que leur oisiveté contraste avec notre diligence. Nous les saluons au passage d’un vague hochement de tête, martelant la parqueterie de nos lourdes bottes.


En nous engouffrant dans le corridor étroit, nous nous étonnons d’entendre des râles. C’est le premier constat d’un code d’affectation discordant.


Dans la chambre minuscule, notre patiente est alitée, livide. Son souffle bruyant peine à s’immiscer par de grandes lampées par sa bouche entrouverte qu’un menton fuyant ne supporte plus, pendant tristement. Notre appréciation sommaire initiale nous permet d’entamer cet étalage mental des gestes à poser.

— C’est nouveau cet état? demandé-je à la fille.

— Oui, hier soir elle était bien.

— Reçoit-elle des soins de fin de vie?

— Non elle fait encore ses commissions.

Mon partenaire déballe un masque à 100 % tandis que je lui prends un pouls à la carotide… tout de même. Alors qu’il lui plaque sur le visage, j’attrape sa main molle pour y apposer ma pince de saturométrie. J’attrape l’autre main, pour soutirer d’un de ses doigts une goutte de sang, afin d’en mesurer la glycémie : 4.9. Au moniteur, un pouls à 52, une saturation à 85 %.

— Tu vas me préparer l’oxylator? confirmé-je auprès de mon partenaire.

— Oui, fait-il aussitôt.

Lorsque j’applique le brassard à pression sur son bras, elle me jette de biais un regard embué.

— Madame!

Pour toute réponse, elle grommelle. Accroupi, je farfouille dans le moniteur pour en sortir les électrodes de défibrillation, presque désolé d’avoir à couvrir l’entièreté de son thorax chétif de cet enduit collant dont ils sont recouverts. 

J’annonce à sa fille la suite des choses :

— On va amener votre mère à l’hôpital.

Mais c’est à ce moment que la patiente se redresse écarquillant les yeux, retirant le masque d’oxygène :

— Nnnon! fait-elle sans appel.

— Doucement Maman! lance la fille stupéfaite.


Je reste un moment muselé, délaissant mon moniteur, me relevant, ne sachant plus que faire.


Elle ne fait que remuer les bras d’un mouvement ample, sommant de la
laisser tranquille. Elle tente de se tenir assise sur le matelas molasse duquel elle voudrait bien s’extraire.

— Les toilettes! ordonne-t-elle autoritaire.

Elle se débat avec vigueur, poussant avec ses bras frêles contre le plumard. Sa fille l’aide, tant bien que mal. Elle veut maintenant descendre ses jambes hors du lit.

— Lentement ma chère, y’a rien qui presse, lui adresse mon partenaire.

Elle ne nous écoute pas, ayant pour objectif suprême de se lever. Mon partenaire part quérir la civière-chaise. Nous espérons qu’en obtempérant à sa demande, nous pourrons entrer en communication, puis éventuellement obtenir un consentement. J’en profite pour essayer de lui parler, mais rien n’y fait. Elle se contrefiche de moi.

Mon partenaire émerge de l’embrasure avec la civière-chaise, qu’il déplie. Nous aidons notre patiente à y prendre place. Lui donnant l’aval dans son projet de soulager un besoin pressant.

— On va aller aux toilettes madame, on vous amène là, tout de suite.

Nous la roulons donc jusqu’à la salle de bain, peinant à passer dans le corridor étroit parsemé de tablettes décoratrices et d’arrangements floraux.

Une fois à destination, il y a lieu de noter qu’un réel besoin naturel avait en effet de quoi obnubiler quiconque. Il était temps que nous arrivions à bon port.


Comprenez ici qu’il n’aurait pas fallu que la traversée ne fût plus longue.


Lorsque je cherche l’approbation, d’un regard implorant la fille me fait comprendre que je dois rester avec elles dans cette salle de bain. Il y a de ses moments uniques et singuliers que ma profession m’autorise à partager avec de purs étrangers. Comme celui où une fille franchit les limites de son imagination quant aux soins qu’elle pourrait un jour apporter à sa mère. Il ne s’agit pas encore de l’amour inconditionnel que nécessitent des années de prodigalité. Il est question de la stupéfaction face aux aspects les moins reluisants et les plus ingrats de la nature humaine. La tolérance, face à ce lourd fardeau qui est à la fois un legs, nul ne peut la mesurer avant d’y être confronté. Impossible à prévoir, elle sera parfois issue d’une prise de conscience subite, violente et troublante. Et, ce n’est pas donné à tout le monde, il va sans dire.

Adossé à la laveuse frontale, je respire par petites bouffées entre mes lèvres pincées. Puis, j’assiste madame à son retour sur ma civière.


J’ai cette pensée indésirable et fugace pour ce moment où l'on m’assistera à mon tour.


Nous roulons madame dans notre civière-chaise jusqu’à la cuisine où les messieurs se sont encore relevés.

Maintenant, il était temps d’avoir une conversation. D’autant plus qu’il me fallait tenter d’obtenir son degré de confusion, élément essentiel à un hypothétique refus de transport, lequel droit je lui réservais à moins d’avis contraire.    
Alors que mon partenaire reprend une série de signes vitaux, j’expose mes pensées à la dame :

— Madame, il faudrait aller voir un médecin. Ils vont vous mettre sur pied et vous allez revenir.

— Non, je veux rien savoir, tranche-t-elle sans détour.

Mon partenaire m’énumère ses plus récentes découvertes : pression 97/53, pouls 61, saturation 90 %.

— Quelque chose ne va pas, faut aller faire vérifier ça, continué-je.

Elle plante ses yeux bleus sur moi, ses prunelles frétillant de gauche à droite, puis d’un ton vindicatif, elle me lance :

— Vous êtes ben laid vous!

— C’est parce que vous avez pas vos lunettes, réponds-je du tac au tac.

Tous s’esclaffent d’un rire qui cède comme une digue emportant tout avec elle : le malaise, l’urgence et surtout cette impression trouble d’une mort imminente que renforçaient ses chuchotements formels.

Elle ne répond rien, haineuse. Je chambardais son quotidien, elle qui n’avait rien demandé. Qu’on avait tiré d’un sommeil paisible, qu’on épiait à la salle de bain par la force des choses.

C’est sa fille, qui se penche à son oreille pour lui parler avec son cœur, qui réussit à la convaincre.

Nous l’embarquons dans l’ambulance tandis qu’elle nous regarde avec mépris. 
Je m‘assieds à côté d’elle. Je tente un sourire. Elle me déteste.


Celle-là, elle est coriace.

6 commentaires:

  1. Toujours aussi bon !! Svp, ne vous arrêtez pas j'adore vous lire.

    Alex

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  2. Merci Alex, c'est gentil! Vous me faites plaisir!

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  3. Absolument bien écrit. Je suis bien d accord avec Alex

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  4. Vous êtes simplement extraordinaire! Votre plus est un délice à lire!

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  5. Véronique, ces compliments me vont droit au cœur. Merci:)

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