lundi 7 avril 2014

L'impact




Tel un ballet gracile et audacieux, les véhicules s’exécutent, s’entremêlant sur la voie rapide des autoroutes, la plupart du temps sans le moindre accroc. Mais cette représentation sans faille, dont la vélocité est en réalité insensée, a parfois des ratés funestes. S’ensuit alors l’impact. Incommensurable. Fatal.

«Véhicule 241,2-4-1, priorité 1, accident de la route, blessés multiples »

Ce qu’il y a avec le printemps, c’est que parfois il apporte avec la frénésie qui lui est propre, son lot de drames fortuits.

Il est très ardu de se faufiler entre les automobiles, paralysées sur le pont de l’autoroute. Je décide donc de sortir pour indiquer aux automobilistes de se ranger. Je cogne aux portières, frappe les capots, dirige les véhicules, les faisant avancer, tourner, reculer, s’imbriquer les uns à côté des autres. Battant l’air des bras, j’indique à mon partenaire si le véhicule passe dans l’entonnoir restreint que je lui crée sur mesure. « C'est comme jouer à Tetris ». Mon partenaire hoche la tête.

Il nous faut douze minutes pour parcourir deux kilomètres d’autoroute. Puis, j’aperçois, entre les camions immobiles, une roue de fourgonnette dans les airs. Je me rassois lourdement dans le véhicule afin que l’on parcoure en silence les derniers mètres qui nous séparent de l’accident. 

C’est un carambolage. Sur un pont


J’ouvre la portière. La cacophonie envahit une seconde fois mes oreilles. Cette fois, le ronronnement des moteurs diesel se mêle aux klaxons et aux cris des pompiers qui s’agitent déjà sur la scène, semblables à ceux des joueurs acharnés d’une équipe sportive. Un véritable champ de bataille. Je pose le pied sur la chaussée. Nous nous dirigeons vers l’habitacle arrière, pour enfiler nos bunkers suits, laissant les portes arrière grandes ouvertes. 

Je m’efforce de glisser mes bottes dans mon pantalon à bretelles, qui résiste à tous mes efforts. Comme de me retrouver en bas de laine sur une scène d’envergure m’horripile, je me refuse à retirer mes bottes et préfère me battre bec et ongles. Je n'ai pas encore débuté mon intervention que mon front perle déjà de sueur. Il faut vraiment que je perde du poids.

Un policier fonce vers moi et me défile un tas d’informations. Il m’indique qu’il y a un véhicule lourd impliqué, avec à son bord un conducteur indemne, souffrant d’un violent choc nerveux. Il aurait embouti plusieurs véhicules. Au moins trois autres véhicules sont impliqués avec à leur bord cinq blessés.

Je constate qu’une petite voiture rouge est complètement éventrée. 


Une couverture jaune habille le capot: la dépouille d’un malheureux?

—Mort? Je pointe la petite voiture rouge décharnée.

Le policier secoue la tête, lui-même étonné:

—Il est blessé, mais il respire et il est conscient.

Je hausse les sourcils. Quelle chance il a celui-là! Je donne un bilan provisoire de cinq blessés à la répartitrice médicale d’urgence qui affecte les effectifs supplémentaires.

Mon partenaire est prêt. Maintenant revêtu de son bunker suit, la visière de son casque relevé :

—Je vais voir, va sur ton bord et je viens te rejoindre, me lance-t-il, volontaire.

J’acquiesce en enfilant ma veste de chef-trieur. Puis, je prends un instant, planté sur l’asphalte, pour avoir une vue d’ensemble avant de me lancer dans le chaos. Ce moment de recueillement est pour moi l’occasion de mesurer l’ampleur de la tâche, mais aussi le rare privilège de pouvoir faire la différence.

Je me poste près du petit véhicule rouge. Je dépose une bouteille d’oxygène au sol et passe la tête à l’intérieur. Le jeune homme est combatif. 


Du sang ruisselle d’une vilaine lacération frontale et coule lentement le long de son arête nasale. 


Son banc s’étant complètement penché vers l’arrière avec la force de l’impact, il est couché dans son véhicule, le regard absent. Un pompier essaie de le raisonner en vain, malgré tous ces bons arguments, il n’y parvient pas. Le discours redondant du jeune patient, contraire à la moindre logique et répété avec ardeur d’une voix qui déraille semble indiquer un traumatisme crânien ou une hypoxie.

Je découvre avec stupeur que la fourgonnette aperçue plus tôt est dans une fâcheuse position. Elle est suspendue au-dessus de la rivière, seul un effet de poids l’empêche de basculer dans le vide. Un homme s’apprête à ouvrir la portière, le soleil m’oblige à plisser les yeux pour y voir quelque chose: il veut y monter.

—Hé!!Vous!

L’homme ne m’entend pas et s’engouffre jusqu’aux hanches dans son véhicule. Il sursaute lorsque je l’attrape par la ceinture.

—Qu’est-ce que vous faites?

—Je cherche mon cellulaire.

—Laissez-faire votre cellulaire, votre camionnette est suspendue dans le vide.

—Je voulais appeler ma fille.

—Vous en emprunterez un plus tard…êtes-vous blessé?

—Non je n’ai rien, fait-il boudeur. Il cesse de se rebiffer puis s’éloigne.


L’homme au volant du véhicule lourd est effectivement en état de choc, mais ses signes vitaux sont stables. Je le laisse donc en compagnie d’un bon samaritain qui veille déjà sur lui, tenant sa tête bien droite pour prévenir l’aggravation d’hypothétiques blessures à la colonne vertébrale. Il lui fait tenir ses mains jointes pour limiter ses tremblements incontrôlables. Ceux-ci sont si puissants qu’ils le font sautiller de haut en bas sur le siège à amortisseurs de son poids lourd. C’en est trop pour le pauvre bougre : son corps a choisi de se détacher de sa raison, afin de pouvoir continuer de vaquer à ses fonctions vitales.

Les carcasses des véhicules se chevauchent. Dans le deuxième véhicule, une jeune fille halète, blême. Elle ne répond à aucun stimulus. Une infirmière qui se rendait au travail est à ses côtés. Elle me salue gravement lorsque je m’immisce dans le véhicule. 

Je prends le pouls de la jeune conductrice, pressant mes doigts sur son poignet glacé : « rien ». J’essaie le bras indemne : « un pouls, rapide et filant ». Sa faible amplitude respiratoire indique qu’elle ne pourra continuer longtemps à compenser le manque criant d’oxygène. Elle n’y parvient déjà plus. Sa volonté l’ayant quitté pour faire place à son système nerveux sympathique, qui ne suffit plus à la tâche. Elle ne peut trahir sa détresse d’aucune façon et l’étale simplement devant nous, comme un ultime appel au miracle. Son épaule et son bras déformés ne sont que la pointe de l’iceberg démontrant la force de l’impact latéral et le potentiel létal d’un possible traumatisme thoracique.

Je me dirige vers le véhicule utilitaire sport. Un homme y est conducteur, accompagné de sa femme. Celle-ci ne va pas bien du tout. Comme un poisson hors de l'eau, sa respiration, vaine, n’apporte plus vraiment de vitalité à son œil éteint. Ses jambes broyées, qui la font souffrir, semblent la dernière chose qui la maintient dans un certain état d’éveil. Ainsi, elle se tortille faiblement au gré des élancements qui la tenaillent. 

Le mari s’inquiète pour sa femme, mais le pompier en maintenant sa colonne dans un axe neutre, l’empêche de la voir. Ainsi, il l’interpelle aux deux minutes à travers le masque d’oxygène qu’on lui a plaqué sur le visage, sans jamais avoir de réponse. Sa voix est si chargée d’angoisse que le ton ne change plus, maximal et viscéral : «Bébé? Réponds-moi! Ben voyons! Mais qu’est-ce qu’elle a?». Pour l’instant, impossible de savoir s’il est fou d’inquiétude ou confus. Ses yeux écarquillés vrillent de gauche à droite au-dessus du masque qui s’embue, le cou bien droit dans le collet cervical.

De toute cette scène qui me prend tout entier, ce sont les cris qui resteront. 


C’en est toujours ainsi avec les drames. Tout le reste finit par s’estomper grâce aux limites parfois salutaires de ma mémoire, pour ne laisser que des bribes d’images, pâles résidus d’une réalité qui n’est plus. Mais les sons, inaltérables, en particulier ceux qui viennent des tripes, semblent sourdre d’un hier, même après des années.

Tous s’agitent bêtement, prisonniers de la ferraille qu’ils croyaient domestiquée, face à laquelle le tégument n’a aucune chance. Ces pauvres gens sont des humains, dans leur forme la plus humble : de la chair vibrante et pulsatile qui veut subsister. On ne peut que constater cette vulnérabilité.

Mon partenaire revient d’un pas vigoureux.

—Je suis allé voir en avant. Des blessés légers, mobiles. Deux d’entre eux ont des douleurs cervicales, trois autres refuseront probablement le transport.

Je lui demande d’aller s’occuper de la jeune femme à bord de la voiture sport en lui tendant une bonbonne d’oxygène.

—Elle ne pourra pas compenser longtemps.

Il hoche la tête et part.

Via les ondes radio, je donne un compte rendu de l’état des cinq blessés à la répartitrice médicale d’urgence, avant de retourner voir mon partenaire. 

La jeune patiente haletante devrait être délogée de la carcasse de son véhicule d’ici peu, les pompiers s’affairant à sa désincarcération.

Je donne un compte rendu final du nombre de blessés à la répartition, portatif à la main, lorsqu’une première équipe de paramédics arrivent, ayant finalement vaincu le trafic.


J’empoigne l’épaule de mon collègue, heureux d’obtenir enfin un renfort.

—Ok, toi tu pars avec la patiente dans le véhicule utilitaire.

—Parfait, dit-il. Il s’élance aussitôt.


Je porte assistance à la première équipe, qui extirpe la femme du véhicule utilitaire sport. Elle gémit lorsqu’ils la sortent de la voiture. Mon collègue, surpris par le manque de tonus des jambes de la patiente, peine à les supporter jusqu’à ce que nous la glissions sur le matelas immobilisateur. Celles-ci ne forment plus qu’une masse ronde et œdématiée au niveau des cuisses. Je les prends au vol, à bras le corps, également étonné par le poids qu’ont des jambes lorsque plus aucune fibre musculaire ne peut se tendre. Un saignement interne important est possible, l’artère fémorale s'y situant. J’ai le temps de partager cette inquiétude avec mon collègue, qui me retourne une moue qui n'augure rien de bon.

La deuxième équipe arrive aussitôt. Je leur indique qu’ils doivent prendre en charge la jeune patiente en détresse respiratoire, bientôt libérée de la ferraille. Mon partenaire prête ses bras à l’effort, tâchant vainement de maintenir le bras de la patiente dans un axe plus ou moins droit. Mais celui-ci n’est plus qu’un tas d’os broyés.


Les équipes arrivent, une à une. J’observe mes collègues, s’étirer hors du véhicule, agripper leur civière, pour se diriger vers moi d’un pas cadencé, droits et calmes. 


Ils s’exécutent, faisant ce qu’ils savent le mieux faire. L’intervention se déroule à merveille. 

Les patients sont conduits au centre hospitalier un à un.

Comme nous sommes les premiers arrivés sur les lieux et du même fait désignés pour le triage des blessés, nous serons les dernier à partir. 

Appuyé sur mon genou fléchi près de la dernière patiente à être transportée. 

Tous ceux qui veulent passer sur ce pont sont derrière moi, au volant de leur voiture. Ils se suivent, dociles, tel un cheptel humain, répétant l’exercice matin et soir. Impatients, ils veulent se rendre au boulot au plus vite, pour en finir avec cette journée. Une autre journée, qui passe, bien qu’elle pourrait être leur dernière. Il y en aura bien une autre qui suivra. Non?