dimanche 31 mai 2015

Le dernier du mois



« Véhicule 241, 2-4-1, priorité 1, féminin âge inconnu, menace de suicide »

Des cris roulent jusqu’à nous, depuis la cage d’escalier. Ce sera les derniers qu’ils auront laissés s’échapper dans le huis clos, ignorant que nous sommes déjà là, gravissant les quelques paliers aux murs décrépis.
Nous arrivons au troisième essoufflés. La porte s’ouvre sur un policier.

— C’est pour une p-38?

— Oui, dépression, idées noires avec un plan, me répond le policier.Suite à l’invitation tacite, nous entrons. Deux enfants jouent au salon, calmes, silencieux. Un garçon et une fille. Ils ont peut-être 4 et 5 ans. Je leur souris. Mais leurs regards curieux sont déjà impossibles à tromper. Soudainement, je suis las moi aussi.


C’est cette lassitude d’enfant 
qui me rentre dedans.


Elle nous regarde depuis la cuisine qu’elle arpente lentement, sa petite dernière sur la hanche. Son mascara se repend sur ses joues creusées, là où auraient pu se trouver des fossettes rieuses. Elle a la jeune vingtaine. Elle semble nerveuse, mordillant son piercing à la lèvre inférieure. Elle agrippe le paquet de cigarettes. Ramolli qu’on y ait pigé maintes fois rageusement, le carton se vide de son papier d’aluminium. Elle se bat un peu pour le remettre en place d’une seule main, l’autre tenant toujours sa fille. Excédée, elle le lance sur la table de PVC d’un blanc sale qui a passé un hiver dehors. Elle prend soin de mettre la petite dans son siège avant de s’allumer. Nous la suivons des yeux, muselés par une attente déférente.

— C’est pour vous? osé-je enfin.

Elle hoche en tirant une bouffée de cigarette, plantant sur moi son regard charbonneux.

Avant qu’elle ne me trouve maladroit et que cela l’exaspère davantage, je poursuis :

— Est-ce que c’est vous qui nous avez appelés?

— Non, c’est mon chum.

Un petit tousse au salon. 



Ça lui fait lever son regard noir épaissi par la peine, 
soudainement angoissé. 


Les enfants sont toujours immobiles sur la moquette, assis sur leurs genoux fléchis. Si jeunes et si lucides. Tout en eux semble s’excuser d’exister. Elle se rend au salon pour leur allumer la télé. Un jingle de dessin animée emplie la pièce, détonnant de la lourde atmosphère.

Le type nous confie, sur le ton de la confidence, qu’il y a longtemps qu’elle ne va pas bien. Puis il ajoute froidement :

— Tantôt, elle m’a dit qu’elle serait mieux morte, qu’elle en pouvait plus, qu’elle se crisserait en bas du 3e.

Elle le regarde dédaigneuse, pleine de hargne.

— C’est pour ton bien que je fais ça, qu’il lui dit devinant sa colère.

Hersant le paquet de cigarettes à l’agonie, il en tire une cigarette qu’il allume lui aussi. Il semble résolu, détaché. 



C’est un peu comme s’il avait déjà mis un pied dehors, de cette vie, de cette famille. 


Peut-être attendait-il le bon moment. Sans doute s’étaient-ils rencontrés lors d’une soirée par le fruit d’un hasard fortuit ou l’intervention providentielle de connaissances interposées. Il avait été charmé. Elle lui avait surement glissé, au moment opportun, qu’elle gérait une sorte de P.M.E. dont elle était la seule actionnaire et dont l’imputabilité l’accablait. Cette idée lui plaisait. Il s’était impliqué. Il avait essayé. Mais il avait sous-estimé la lourdeur de la tâche. Après tout, qui lisait chaque fois, les petits caractères figurant au bas d’un contrat? Elle-même ne pouvait point se targuer de les avoir considérés, s’en étant bâti une romantique conception qui maintenant s’effondrait : la famille n’était pas un refuge, mais une prison. Les liens du sang s’étaient bien peu de choses quand on souffrait tous ensemble de la précarité. Les bons moments étaient bâclés par le manque de tout.

Sans doute voyait-elle les belles jeunes femmes rondes se caresser le ventre alourdi, grisées de bonheur. Partout, elle entendait dire que c’était là qu’il se trouvait le bonheur, jusqu’ici occulté de sa vie à elle. Que c’en devenait une nouvelle façon de se définir. Que c’était quelque chose que l’on se créait pour soi, en partant de rien. Que les bébés souriaient depuis leur landau comme des poupées béates d’amour. Il y avait là uniquement de quoi faire envie. Une envie folle qui la soulevait, lui insufflait de l’espoir, peut-être. Une envie de donner, d’aimer.

Le sentiment de plénitude qu’une mère accomplie pouvait ressentir (elle le voyait pourtant défiler sur le fil des réseaux sociaux ponctué de selfies glorieux), elle était probablement trop fatiguée et brisée pour s’en approcher un tant soit peu. C’est que nul ne se vantait des cris, des pleurs, du surgelé et du vice que l’on continuait à se payer à la place du brocoli.



C’était une énorme conspiration.


De les voir ainsi abîmés, presque éteints, ça me gonflait le cœur d’une peine compatissante. Moi qui ne portais pas les marques d’une enfance difficile, moi qui n’étais pas arrivé au marbre avec deux prises au bâton, je peinais tant à l’élever ma famille. C’était dur. J’essayais de joindre les deux bouts, accablé de dettes, fruits du vice aussi, sans doute. Certes, je ne les jugeais pas. Je déplorais leurs misères.

— Je pense qu’on n’aura pas le choix d’y aller, lui dis-je alors.

— C’est beau je connais la game, m’interrompt-elle.

Sa voix s’est étranglée. Elle sait qu’elle n’aura pas le choix de nous suivre. Qu’au Québec, l’application de la loi p-38 nous oblige à amener contre son gré, toute personne présentant un danger pour elle-même ou pour autrui.

— Les enfants! Vous restez avec JP, dit-elle en empoignant son sac.

Elle lance un dernier regard haineux à ce dernier. Les enfants sont rivés sur le téléviseur. Elle dépose sur chaque tête un lourd baiser faisant fléchir leur nuque. Puis, nous dévalons les escaliers silencieux.


Dans l’ambulance, une fois ma patiente allongée dans ma civière, je lui tends un mouchoir. 


J’aurais eu tant de choses à lui dire. Mais je me contente de lui adresser un sourire triste. 


Elle me retourne une moue tremblotante, puis se cale dans la couverture.

— J’ai pas une criss de cenne pour payer l’ambulance…

— Vous aurez pas à payer Madame, c’est l’État qui défraie.

Elle ferme les yeux. Une larme roule lentement sur sa joue.





samedi 2 mai 2015

Après La Fin du Monde







«Véhicule 241, 2-4-1, priorité 3, masculin 19 ans, chute»

Nous arrivons en même temps que les policiers, nous arrêtant net devant l’immeuble en question. Nous nous fixons un bref instant de ce regard de plomb qu’ont deux coureurs arrivant ex æquo à une ligne d'arrivée. Puis, les uns après les autres, nous nous extirpons de nos véhicules. Mon partenaire et moi empoignons trousses et moniteur.

Nous gravissons les escaliers pour atteindre l’appartement 302.

— Vous avez eu quoi? demandé-je aux policiers essoufflé.

— Une chute, me répond l’un d’eux.

— Nous aussi, vous avez plus de détails?
— Non, seulement qu’il est confus.

Une porte s’ouvre alors que nous arrivons au dernier palier :

— C’est ici, nous mâche une voix jeune.

L’appartement bien tenu a tout d’ordinaire. Plancher de marqueterie, mobilier défraîchi mais propre, grosse télé à écran plat, table de cuisine encombrée. Les deux gars sont à l’aube de la vingtaine. Le premier, grand et mince, se tient hagard. Il a les deux mains qui pendent maladroitement le long de son corps comme s’il ne savait plus qu’en faire, se les ramenant près de la fourche comme un garçon gêné. 


Le second est affalé dans le divan et se tortille au ralenti, un peu comme un paresseux, cet animal verdâtre et dépressif qui se cramponne aux arbres.

— Bonjour mon cher, qu'est-ce qu'on peut faire pour vous? m’adressé-je au premier.

— Il est tombé tantôt en bas, me répond-t-il d'un souffle éthylique.

Je m’approche du jeune homme. Il a des abrasions sur le front, un coude et une paume sanguinolentes.

— Tu as des douleurs?

Il ne me répond pas, poussant seulement un gémissement plaintif.

— C’est quoi ton nom?

— Arrrrr.

Il est fâché maintenant.

— A-t-il bu?

— Oui, hoche-t-il de la tête.

— Quelle quantité?

Il me pointe trois grosses quilles de Fin du Monde. Pour votre information, avec ses 9% issues d’une triple fermentation, trois grosses, c’est assez pour être chaudaille. Moi qui n'a plus l’habitude, je serais plus que rond, voire très soul.


Pressentant le brasse-camarade, les deux policiers restés derrière enfilent lentement leurs gants de cuir, sous le regard hébété du grand aux bras mous. 



Je poursuis :

— Il s’est cogné la tête?

— Je sais pas, ça s’est passé vite...

Mon patient gigote, grognant et vociférant des menaces incompréhensibles. À un moment, je crois discerner un « fuck you ». Puis, il se redresse. Croyant d’abord qu’il reconnait en moi un hypothétique chum de brosse et qu’il y aura matière à un armistice, je fais un pas vers lui. C’est à ce moment qu’il vomit. 


Notez qu’ici il n’est pas question du vulgaire régurgi biliaire ou du pathétique dégobillage mal enligné du gars chaud. 


Non, je parle ici d’un jet qui est habituellement hors de portée humaine, et dont la puissance est normalement générée à l’aide d’un compresseur. Ça me laisse évidemment pantois.

— Tu m’as dit qu’il est tombé tantôt…

— Oui en bas, m'interrompt-il.
— OÙ en bas?

— En bas du balcon.

— Il est tombé en bas du 3e?!

— Oui.

— Pis il est remonté??? ajouté-je incrédule.

— Oui. Il essayait de sauter de balcon en balcon, me spécifie-t-il enfin.

— OK. (Pourquoi!?? m'écrié-je intérieurement)

Sans dire un mot, mon partenaire quitte prestement afin de quérir le matériel supplémentaire, résigné à faire l'aller et retour sur 3 étages. Un policier le suit résolu à l’aider. Tandis que l’autre soupire, lissant le cuir de ses gants sur chacun de ses doigts. Il observe la cage d’escalier par la porte restée entrouverte avec le calme d’un olympien s’apprêtant à s’exécuter. Je lui jette un bref regard reconnaissant.

— Oublie pas les vomitbags! que je leur crie alors qu’ils dévalent.

Ben de l’ouvrage à soir.