jeudi 6 septembre 2018

LA question

photo libre de droits, Library and Archives Canada



On me pose souvent la question. Quels sont les appels d’urgence les plus marquants de ma carrière? Je sais répondre à la curiosité morbide, à cette fascination qu’ont les gens pour le drame. 

Je leur raconte le cas de putréfaction avancée, celui qui avait le scrotum collé au plancher. Mourir nu, c’est jamais l’idéal. Ou encore cette histoire de suicide manquée, puis réussie à la deuxième tentative. Je leur explique comment nous avions eu de la misère à comprendre pourquoi il y avait du sang partout, sur 2 étages, mais un seul corps.

Pour ce qui est des appels les plus difficiles, la réponse est simple : les enfants. Ç’a pas rapport que des enfants meurent. Puis, les cris plaintifs des parents brisés me restent à jamais dans les oreilles.


En vrai, je vous le dis, il y a de ces appels banals qui peuvent vous revirer comme une chaussette avec votre dedans émoussé exposé au dehors.



« Véhicule 241, 2-4-1, priorité 0, féminin 82 ans, arrêt cardiorespiratoire ».

C’est Heart Of Gold qui passe à la radio. Je finis d’engloutir ma sandwich tandis que j’en ai la chance.

Les situations 9-écho-1, à cet âge, ne surprennent pas. Surtout pas nous. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas de cœur, c’est devenu la routine malgré nous. Nous tentons un protocole de réanimation, puis souvent, nous arrêtons tout. Rien d’énervant. J'aime croire que toute bonne chose à une fin.

C’est un bungalow des années 50. Elle est dans l’état original. J’aime entrer dans ces maisons. Portique carrelé en damier, Salle de bain pastel, cuisine de lambris, plancher de chêne, ensemble à diner en stainless steel, des photos de famille dont certaines sont auréolées d’un effet spécial de brume. Ça sent le vieux tapis pis les toasts.

La dame est allongée au sol, bleue comme un raisin. Elle porte une robe de nuit de la même époque que sa maison. Une policière lui masse le thorax. C’est pas joli. 

Un bruit de plume, puis une voix rauque me font sursauter. « Môman, Môman »: un perroquet dans une cage, bientôt orphelin. Je me demande s’ils l’ont mis dans leur testament. Ses petites pattes enserrent le poteau. Il me regarde menaçant puis se met à esquiver des coups imaginaires de gauche à droite comme un boxeur, énervé.


Un vieil homme aux cheveux blancs épars est assis dans le salon, les mains sur les genoux, usé à la corde.


Il porte des bretelles et une ceinture sur son pantalon beige et des souliers laqués. Mon grand-père disait toujours qu’ « un gars avec des bretelles et une ceinture, ça fait pas confiance à son pantalon ». Il se balance doucement, voûté, silencieux, un policier à ses côtés.

La policière se tourne vers moi, les joues rougies, la couette défaite :

— Elle était dans son fauteuil roulant. Son mari était en train de préparer son petit déjeuner. Pis quand il est allé lui porter sa compote avec ses médicaments, elle respirait plus. On l’a couché par terre en arrivant.

Le 9-1-1 a demandé au mari, aidant naturel, d’entamer des manœuvres mais il en était incapable, il s’est écorché les tibias sur la chaise roulante en essayant de la soulever.

Nous déposons notre matériel. Je m’agenouille près d’elle.  Dans ma tête, Heart Of Gold joue toujours, malgré moi, malgré le drame. Ça me fait ça des fois. Mais je me retiens tout de même de marmonner les paroles.

— Lâche-pas, tu fais ben ça, on va préparer le combitube.

Je branche l’oxygène dans mon masque de poche. Je débute les ventilations. Je dois succionner des vomissures. Leur DEA demande une analyse : « choc déconseillé ».  Le combitube est près.  Nous procédons à l’intubation. Après l’auscultation, le massage se poursuit. Une dernière analyse, puis nous remplaçons le DEA de la police par notre DSA. Aucun autre choc n’est donné. C’est l’arrêt des manœuvres.

Tandis que mon partenaire l’extube. Je m’affaire à ouvrir les couvertures de son lit orthopédique dans le séjour, où elle devait camper depuis quelques semaines.


Notre prévoyons l’y déposer une fois débarbouillée, afin que le mari, auquel nous annoncerons le décès, puisse se recueillir auprès d’elle.



Je lui dirai  « j’ai une mauvaise nouvelle, le cœur de votre femme a cessé de battre, nous avons tout tenté, mais il n’y avait plus rien à faire ».

Mais il émerge du salon, hagard. Le policier tente de le retenir :

— Attendez Monsieur, revenez ici, juste une minute, lui fait-il.

Mais il le repousse doucement de la main, et s’engouffre dans la cuisine.

— C’est fini? demande-t-il d’une voix très forte, sur le point d’éclater.


Cette façon de se tenir nous surprend : petit mais droit, les yeux implorants et le torse plein d’air par-dessus ses pantalons de toile. Je n’ai pas le temps de lui faire mon speech. Il me prend les culottes à terre.


— Oui, que je lui réponds.

C’est pourtant simple. C’est fini. Fini. Oui.

Lorsque j’annonce le décès, les mots bien choisis, les phrases bien tournées font-ils plus de bien à moi qu’aux éplorés?

Il éclate en sanglots. Des sanglots comme vous n’en avez jamais entendu. Comme j’en ai rarement entendu. Il hurle sa douleur à pleins poumons, le souffle saccadé. Ses grands yeux bleus, ceux-là qui avaient séduit sa bonne dame, sont écarquillés. Les larmes mouillent déjà son cou.

— Je veux la voir!

J’avale péniblement ma salive. Il y a du cap d’acier au pouce carré. Nous ne savons plus où nous mettre.

— Attendez un peu Monsieur, on va vous l’installer, la nettoyer, tenté-je de le convaincre.

— Je veux voir ma femme, crie-t-il anéanti.

Cette façon qu’il dit « ma femme ». 60 années de mariage…


Se coucher tous les soirs, voir son visage, éteindre la lampe. Donner la vie. Couler des jours tranquilles. Les tracas, la maladie, les deuils. Perdre la jeunesse, la santé, puis le rire et la tête. Tout donner, chérir son souvenir.



Il s’effondre à ses côtés, tremblotant. Ça l’air de faire si mal! Le policier essuie une fine larme, au coin de l’œil, pour éviter qu’elles s’y accumulent. La policière, pragmatique, cherche la carte d’assurance maladie.

— Donnez-moi une débarbouillette! crie-t-il entre ses sanglots d’enfants.

Nous nous redressons sous l’ordre. Heureux d’avoir quelque chose à faire.

— Oui Monsieur, une débarbouillette, go.

Mon partenaire s’élance, trouve un linge dans la penderie, le mouille puis lui tend.

— Chérie je m’en viens te rejoindre! Je m’en viens te rejoindre mon amour, lui répète-t-il tandis qu’il la débarbouille.

Il soulève son torse du sol avec peine pour la serrer contre lui, comme une poupée de chiffon. Nous allons dans le salon en secouant la tête, parce que c’en est trop de le voir ainsi. Il embrasse son seul amour véritable.

J’ai la gorge si serrée, c’en est douloureux. Le barrage cède. Je pouffe en un sanglot étouffé, malgré moi. Je suis gêné. Je tourne sur moi-même. Je n’en peux plus. Ça me tire jusque derrière les oreilles. J’ai mal. J’essaie de déglutir, mais c’est coincé.

C’est la première fois que je pleure sur une intervention.


Mon partenaire sort sur le perron, pour ne pas s’effondrer lui aussi. Les policiers piétinent. Je dois rester fort pour le pauvre homme.  

Je vais le voir. Il me regarde éteint. Je pense que c’est de me voir ainsi les yeux pleins de larmes qui le fait émerger de la douleur. Cette impression que quelqu’un se ligue avec lui contre le malheur. Il me saisit un bras pour se relever. Il m’arrive au menton. Il m’attrape par derrière l’épaule. Je fais pareil. Nous regardons ensemble la femme au sol. Puis, il plante ses yeux bleus dans les miens :

— Comment je vais annoncer ça aux enfants?

— Une chose à la fois, lui dis-je en le tapotant gentiment, là c’est votre moment à vous.

Il m’agrippe et se plaque contre moi. Je l’attrape entre mes bras ouverts. Il mouille longuement ma chemise, avant que je l’aide à se remettre à genoux.  Le fait de l’avoir tenu dans mes bras, et de sentir ses jambes fléchir, me permet de me ressaisir. Je cherche un mouchoir pour éponger le coin de mes yeux.

Il y a de ces rares moments où la distance, la réserve, l’empathie, tout ça s’annihile. Ce cas, parmi des milliers, fait de moi un humain.

I want to live,
I want to give
I've been a miner
for a heart of gold.
It's these expressions
I never give
That keep me searching
for a heart of gold
And I'm getting old.
Keeps me searching
for a heart of gold
And I'm getting old.
I've been to Hollywood
I've been to Redwood
I crossed the ocean
for a heart of gold
I've been in my mind, 


it's such a fine line 
That keeps me searching 
for a heart of gold 
And I'm getting old. 
Keeps me searching 
for a heart of gold 
And I'm getting old. 
Keep me searching 
for a heart of gold 
You keep me searching 
for a heart of gold 
And I'm growing old. 
I've been a miner 
for a heart of gold. 









lundi 29 mai 2017

7 jours quinzaine


Je suis étonné de l’aimer ce métier. Je l’ai choisi entre tous et je le pratique en toutes saisons dans des conditions hostiles, des odeurs qui prennent à la gorge. En hiver, le vent me gifle et le verglas me pince les joues. Quand le patient que je porte dans l'escalier m’ordonne sans manières​ de lui couvrir les pieds parce qu'ils dépassent de la couverture, j'ai la mâchoire qui se crispe. Il ne me remercie pas. Il ne remercie pas non plus la serveuse chez St-Hubert. Je sais qu'il ne remercie personne. 

Encore un bachelor... S'éreinter. S'éreinter encore. 


Je suis étonné de l'avoir sous la peau ce job. La bile des inconnus enduit mes gants. Il y a souvent des selles molles à interroger. Je préserve leur dignité dans les minuscules salles de bain. On ne me cache rien de sa nature ingrate, on me la crachote au visage. On teste les limites de mon empathie, pour voir jusqu’où j’irais, pour voir à quel point je suis commis à la profession. J’évite des pièges tendus par des gens qui s’ennuient, qui doutent de tout, surtout de ma bonté.


Ravaler. Faire des yeux ronds à son partner.


Même si parfois on me confond avec un chauffeur, un laquais au service de Madame, j’embrasse ce « service à la clientèle » si particulier. Le réconfort que je prodigue compte plus que n’importe quel questionnaire systémique. Mes patients ne se sentent pas jugés. Avec moi, ils retrouvent une voix, un sourire, le flot de leurs larmes réprimées. Je fais mon possible afin qu’ils ne regrettent pas de m’avoir ouvert la porte de leur chaumière. Il n’y a qu’à moi qu’ils ouvrent la porte de cette manière, entrebâillée à mon arrivée. Il n’y a que moi pour m’y immiscer comme je le fais, ménageant le privilège qui m’est accordé.


Je me plais à penser que je fais une différence. Rarement en me braquant contre la mort. Souvent en étreignant la vie.


Si un événement les dépasse, leur semble insurmontable, ils font appel à moi. Ils pensent que je suis paré à toutes éventualités et ils ont raison. L'exception est ma norme, je suis «tout-terrain». Vaste entrepôt, minuscule cubicule, sentier équestre ou repère illicite, partout je taille ma place.


J'ai un laissez-passer pour les secrets bien gardés. 


Parfois, je me surprends à être heureux, vraiment. C’est quand le ciel est cristallin et la brise caressante. Au moment où je mets le doigt sur le bobo. Lorsque je traverse la ville en son flanc pour répondre à une « vraie urgence » ou que je sépare les flots d’un trafic dense. Quand je rigole avec mes collègues, que je me bidonne avec ma partner. Ma partner, humaine, solide et rigoureuse. Savoir que l'on peut compter l’un sur l’autre.

Je soutire un peu de magie de ce sombre quotidien. Cet écureuil effaré qui courait devant moi sur le boulevard et moi qui répondais à une priorité 1, je l'avais suivi avec mes gyrophares sur une centaine de mètres (le gars à côté comprenait rien, moi non plus). La game de pétanque qui avait mal tourné au camp nudiste. Cette maquette de Manhattan en cups de lait 2%. Ces gens de caractère, leur collection d’artefacts inusités, leur demeure inchangée depuis 1920. Le drame c'est que la plupart du temps, j'oublie le menu détail de ce quotidien singulier. 


Se demander où sont les caméras ??


La fois que j’ai demandé au policier de me bâtir une rampe d’accès en plywood pour évacuer un traumatisé crânien et qu'il avait agrippé la ceinture à outils abandonnée au sol pour se mettre à clouer des travers. Ce bébé extirpé d’un véhicule submergé qui pleurait à pleins poumons, je l’avais serré contre mon cœur. Rendre un mari à sa femme. 


Arriver là où l’on m’attend, moi. S’y rendre, en chaloupe ou à pied. 


Se rendre à l’hôpital chaque fois, y arriver. Se débrouiller avec peu. Faire en sorte que ça marche. Se revirer de bord si ça marche pas. Ne jamais les abandonner.

J’ignore par quel miracle, mais c’est le plus beau boulot de ma vie.


#jesuisparamedic


Bonne semaine nationale des paramédics les amis.