vendredi 20 décembre 2013

Code 9


                                               


«Véhicule 241, 2-4-1, priorité 0, masculin, 61 ans, arrêt cardio-respiratoire.»

Sitôt entré dans le cossu bungalow, je m’agenouille auprès de l’homme. Inerte, il me fixe des ses yeux vitreux. Son expression faciale est neutre et figée et c’est sans doute douloureux de le voir ainsi lorsqu’on le connaît bien et que l’on a partagé avec lui une partie de cartes ou pire encore, son lit. Il est glacé. « Pas de pouls ». Ses pupilles sont dilatées, il ne respire plus. Mon partenaire colle les électrodes de défibrillation sur le thorax de l’homme. Je lance une analyse de son rythme cardiaque : pourrons-nous défibriller son cœur, afin qu’il reprenne un battement efficace? Le signal sonore est suivi d’un implacable « choc non conseillé ».

J’ouvre sa bouche : des vomissures. J’essuie mes gants visqueux sur une serviette de bain gisant au sol afin que la tige de succion ne me glisse pas des doigts. Je succionne tout ce qui se trouve dans sa bouche, puis lui insère dans la gorge la canule oropharyngée que mon partenaire m’avait habilement lancée entre les genoux. J’ai conscience que, vus de l’extérieur, mes gestes sont d’une brutalité effarante, mais dans les circonstances, c’est un devoir de dégorger et de masser la chair de cet homme. Parce qu’en ces gestes cinglants et dépourvus de grâce, la famille a déjà mis tous ses espoirs.

Sa fille larmoyante se met à crier :

—Couvrez-le! Mais, couvrez-le! Non!! Ce n’est pas possible! Non!!

Mon partenaire jette rapidement une couverture sur le sexe dénudé du patient et me porte un regard entendu, me s
ignalant qu’enfin ce qui devait être fait, est fait.


On ne choisit pas le moment de notre mort. Je suis persuadé que si l’homme avait choisi sa mort, il aurait pris soin de remonter son pantalon, pour ensuite s'affaler au sol, en sortant des toilettes.



Il aurait ainsi évité de prosterner son cadavre nu devant sa fille et son gendre. D’autant plus que de son vivant, ce pauvre homme souffrait-il peut-être d’une pudeur extrême. Mais peut-être que mon esprit, vagabond indomptable, prête des allures trop sobres à cet homme au pénis dénudé. Puisque, bien
que soyons engagés dans une brève promiscuité physique lui et moi, haletant dans son visage, humant son parfum carnassier, devinant l’odeur de son petit déjeuner à moitié digéré et dégoulinant de toute ma sueur sur son front, nous ne nous connaissons pas.

Je poursuis les compressions thoraciques, parce que, ce qu’elle veut, la famille, ce n’est pas le salon funéraire. Ce qu’elle veut, c’est retrouver son père. Et je lui enfonce le thorax bien comme il faut, ignorant les craquements de ses os affaiblis par l’ostéoporose, qui se fracturent sous la paume de ma main. Mon énergie n’a d’égal que la rigueur qu’exige un devoir accompli, puisque contrairement à la famille qui piaffe, qui se balance d’impatience, qui se tord les mains d
ans un ultime appel au miracle, murmurant des « alleeeez », des « s’il-vous-plait! », moi, je n’ai aucun espoir, je sais qu’il est déjà trop tard.

Je tente une analyse de son rythme cardiaque. Mon moniteur défibrillateur se charge : « Choc conseillé ». Eh ben, si monsieur insiste… Je choque! Bang, mon patient se soul
ève un peu de terre en un spasme tonique, comme dans les films. 



Je n’y peux rien, je sursaute à chaque fois.


Mon partenaire m’indique que le matériel d’intubation est près. Il s’installe à la tête du patient puis aspire des vomissures à l’aide de la succion portative.

—Donne-moi deux insufflations.

Il lui empoigne le menton avec son doigt, pince sa langue avec son pouce, et lui soulève la mâchoire légèrement vers le haut. Il enfonce le long tube dans sa gorge. La fille du patient se détourne, franchement dégoûtée. Le jeune policier stupéfait, n’a pas le réflexe d’emmener en retrait, la fille larmoyante. «Aucune résistance, j’enfonce lentement à deux doigts, gonflement du ballonnet proximal, gonflement du ballonnet distal, les pilotes sont testés… ». Et nous ne nous apercevons pas que nos mots froids et méthodiques sont porteurs, bien malgré eux, de la banalité d’une répétition trop bien apprise.

On dirait bien que le pauvre homme a bien envie que tout ce bordel s’arrête net, mais nous ne lui laissons aucun répit. Je masse, encore et encore la poitrine de l’homme, qui semble bien résolu à ne donner aucun signe de vie.

—Je choque!

À quoi bon s’acharner? Mais c’est qu’on y croit un peu à l’immortalité, étant presque parvenu à domestiquer la mort. 



On pense que l’on a finalement éliminé toutes traces de cette perverse sournoise et menaçante.




Il faut se préparer à l’évacuation. Un policier m’amène ma planche dorsale. Nous tournons le patient sur le côté, puis sur la planche:

—À mon compte, 1,2,3, on tourne.


Il était à la salle de bain de l’étage supérieur. Nous descendons par une petite cage d’escalier. Et comme l’homme avait dans ses gênes, la promesse d’un six pieds deux pouces généreux, ses pieds dépassent légèrement de la planche. Comme nous sommes incapables de passer pieds premiers, une telle rotation de notre planche étant impossible, nous entamons la descente de l'escalier tête première. Le patient glisse sur la planche et sa tête me rentre dans l’abdomen.

—Ça va! m'écrié-je d’une voix étouffée, ça va.

La lourdeur de la charge me surprend, ayant sous-estimé le poids de l'homme. Les policiers en ont plein les bras avec l’oxygène et le moniteur défibrillateur, de sorte que je dois ouvrir moi-même la porte restée fermée, j’appuie la planche sur ma cuisse et tends la main gauche derrière moi pour ouvrir la porte. 

Au moment de passer dans l’embrasure, nous nous rendons compte vite fait que ça ne passe pas. La seule façon d'y arriver est de mettre la planche en position debout sur la deuxième marche de l’escalier pour se permettre de passer le coin du mur, de sorte que le patient se retrouve sur ses pieds, dans la disgrâce la plus totale. Les courroies de l'appuie-tête empêchent sa tête de pendre lourdement. Puis, la tubulure de l’oxygène se coince dans le fer ornemental de la rampe d’escalier.

Je demande au policier de passer entre la planche et le mur, de dégager la tubulure et de retourner en arrière. Tous, nous attendons, en équilibre, dans un concert de souffles rauques, que la tubulure soit libérée. Le policier s’étire, tentant d'atteindre la tubulure coincée, grimaçant.

Aussitôt la source d’oxygène décoincée, nous dévalons l'entrée pavée à petits pas serrés, ruminants, pour enfin arriver à la civière. Tremblotants, nous y déposons notre planche. Dès lors, je me remets en position, afin de poursuivre les compressions thoraciques.


En route, alors que je poursuis le massage cardiaque à l’arrière du véhicule ambulancier, debout, genoux fléchis, un virage brusque me propulse contre la vitrine du rangement à pansements. J’ai à peine le temps de mettre la main entre mon visage et la porte. Le coup est dur.

—Désolé, hurle mon partenaire avant de houspiller l’automobiliste hébété qui s’est jeté devant lui, ne sachant plus comment réagir aux sirènes.

Je reprends mes esprits et poursuis aussitôt les ventilations. Le policier ahuri me prend par l'épaule:


—Ça va?

—À merveille.

En arrivant à l’hôpital, nous entrons avec le patient dans la salle de réanimation. Le médecin nous
atten
d, ainsi que deux infirmières et un inhalothérapeute. À peine le patient déposé sur leur surface de travail, le personnel médical décide d’arrêter les manœuvres: il n'y a plus rien qui puisse être fait.

Mon partenaire pousse du pied la civière vers l’extérieur, retenant à peine son exaspération. Je retire un gant violemment, essoufflé, suintant, pour chercher la carte d’identité du patient au fond de ma poche. Tant de mal pour ce résultat. Même s’il en va ainsi la plupart du temps, c’est
un peu décevant à chaque fois.



Nous ne comptons pas trop là-dessus, mais secrètement, nous voudrions bien la redonner, la vie, comme au cinéma. Mais sauf ses rares fois, où nous accomplissons l'improbable, à la fin, nous n'y croyons plus vraiment.


Les membres de la famille arrivent en trombe. Je les dirige dans un petit salon où l’on attend les terribles nouvelles, où l’on apprend que notre vie va changer pour toujours, ou peut-être q
ue l’on aura besoin d’antidépresseurs. Je leur dis qu’une infirmière viendra les voir sous peu. Ils me remercient larmoyants. Je sais qu’ils viennent de perdre leur père. Eux ne le savent pas encore. C’est pourquoi je ne dis rien, accepte leur remerciement et sors.

Je prends ma planche dorsale, l'appuie contre le mur de la salle cloisonnant le petit salon pour la décontaminer et salue des collègues qui entrent avec un patient en difficulté respiratoire.

J'entends les pleurs lorsqu'ils leur annoncent que «tout est fini».


Je soupire en astiquant ma planche.