dimanche 10 avril 2016

Récit urbain




Je conduis. Ma partenaire rigole, cellulaire à l'oreille. Un léger accent s'accroche à certaines de ses syllabes. Cette musicalité, jolie et coriace, est issue d'une région éloignée qu'elle a quittée pour occuper un cadre dont les proportions, dit-elle, lui conviennent davantage. Elle largue son cellulaire dans le porte-verre et allonge son bras tatoué, s'y appuyant le menton, pensive.

La ville. Cet échantillon de monde, qui se suffit à lui-même. La ville se meut, immense et indolente, dans un mouvement perpétuel et désintéressé dont le détail s'agite. 


La nuit. Univers sombre et duveteux. Lenteur réconfortante que percent des lumières tapageuses. La nuit appartient à celui qui l'habite.

Nous arrivons sur Crescent comme on arrive à la maison. Centre-sud. C'est la sortie des bars. Une faune éclectique et impétueuse envahit les rues. Chancelante, elle s’égare, pivote sur elle-même. Telle une colonie de fourmis étourdies et un peu folles, les piétons sillonnent le bitume.



« Masculin 24 ans, intoxication à l'alcool »



J'allume les gyrophares et actionne les sirènes, ajoutant à la cacophonie. Nous sommes tout près. Les taxis s’empilent devant nous, houspillent les chauffeurs Uber qui leur barrent le chemin à leur tour. Nous nous garons comme nous le pouvons, effrontément, près d’un policier qui nous fait signe. Des jambes, blanches et velues, dépassent de la voiture de police.



Nous émergeons comme des antihéros, la mine sombre, confrontés à une routine improbable et douce-amère.


Le bruit ample et dense de la ville nous étreint, indiscipliné et constant à la fois, comme le bourdonnement d’une jungle hostile.

Tandis que nous foulons le trottoir pour empoigner notre civière. Des filles en mini-jupes nous apostrophent en s'esclaffant, mâchant péniblement quelques avances douteuses. Juchées sur des talons impossibles, elles charrient leur croupe maladroitement d'un côté puis de l'autre, se serrant les coudes.


— Je vous présente Robert, dit le policier d’un ton neutre. On n’a pas de pièce d’identité. C’est le barman qui m’a dit son nom, poursuit-il, Robert a trop bu. Et Robert a chaud.

— Robert est intox, que je lui réponds sans appel.

Il gît en sous-vêtements, à plat ventre sur la banquette du véhicule de patrouille. Il perle de sueur.


— Robert l'a échappé, dit doucement ma partenaire retirant deux doigts de son artère radiale, satisfaite.

Sa voix chaude pardonne, comprend, accueille. Possible qu'elle l'avait regardé droit dans les yeux le vice. Elle le savait polymorphe le vice, tantôt impulsif, tantôt prémédité. Elle l’imaginait maladif, analgésique, stupide aussi parfois. Elle n’offrait ni excuses, ni blâmes.

— Robert? Vient, vient nous voir, tente-t-elle à nouveau.


Elle lui agrippe le trapèze et lui roule entre ses doigts, bien comme il faut, d’une poigne de fer. Nul ne résisterait. Il reste inerte respirant bruyamment comme un mammifère repu.

Des bruits de verre volant en éclat, des cris retentissent, puis une bousculade, des insultes, deux hommes se prennent au collet. Les policiers quittent prestement pour disperser les quelques âmes surchauffées.


L’une des filles surexcitées tente de molester un des policiers. Il protège son arme nerveusement, croyant qu’elle voulait l’atteindre.


Il revient vers nous, excédé. Quant à nous, après avoir étiré le cou comme des oiseaux curieux, nous retournons à notre besogne. La civière est juste à côté. Nous tentons de tirer Robert de sa posture, mais il nous glisse des mains comme un poisson qui compte sur son ultime mécanisme de protection, ce mince filme gluant recouvrant ses écailles.

— Viens Robert! T'as donc ben chaud cher. Faudrait un drap.


Je file chercher le drap, heureux de cette idée fameuse.
C’est une bonne pièce d’homme et le banc est trop étroit pour le pivoter sur un côté. Nous tentons de glisser le drap sous son ventre dénudé et moite.


Mais un constat s’impose, d’une logique implacable : cuir sur cuir, y’a rien de pire.


Comme des forcenés, nous tentons de le tirer de là. Mais rien n’y fait. Le policier se place à la tête pour le soulever par les bras. Je me dis : quel job de merde. J’ai mal aux reins. Puis, la gravité se décide soudainement à y mettre du sien lorsqu’il se recroqueville d’un coup sec, au moment où nous tirons sur ses jambes de toutes nos forces.

Il glisse hors du véhicule de patrouille, ventre nu, sur l’asphalte. Trois fêtards hilares dégainent leur iPhone pour immortaliser la scène.

— Come on! se contente de souffler ma partenaire.


Les gaillards en ont que pour elle. Ils miment des crises cardiaques, font des allusions sexuelles. Elle se retient de les envoyer paître. L’un d’eux en remet une couche. Il lui demandent son numéro. Elle lui dit de faire le 9-1-1.  Elle s'énerve un peu:

— Je t’appelle deux dudes barbus en back-up si tu veux, ils vont te procurer des soins! finit-elle par lui crier.

Il s’en va prostré, rejoindre ses amis déjà plus loin.

Nous parvenons à installer notre patient sur la civière. Il bredouille des phrases incompréhensibles ou pousse des cris aigus tandis que nous l’embarquons.

Pendant le transport. Robert est combatif 
et désorganisé. 

Par moments, il écarquille les yeux, se rebiffe, et arrache le masque. Puis, il fait une longue pause d'apnée. Résiste à sa ventilation. S'agite encore. Cesse de respirer. 


Ma partenaire finit par statuer que la stimulation verbale est le meilleur moyen d'oxygéner son patient. Ainsi, elle y va de « Respire Robert! Respire ! » qu'elle combine à une friction du sternum, lors de chacune des pauses d'apnée. Ce dernier répondant au stimulus, prend indéfectiblement une bouffée d'air quand elle le lui ordonne, rétablissant son rythme respiratoire dans les normales et hissant sa saturométrie dans des mesures respectables.

— Robert dis-moi donc, t'as-tu pris du GH? dit-elle en scrutant la réactivité de ses pupilles avec sa lampe de poche.

Nous avisons l’infirmière de notre arrivée imminente.

— Il respire spontanément? demande l’infirmière à la fin du rapport verbal de ma partenaire.

— Oui faut juste y faire penser, se contente-t-elle de répondre.

A notre arrivée, le personnel médical l’attend, planté en salle de réanimation, peu impressionné. Ils s'amènent lentement, depuis le poste, d’un pas traînant. Nous le tirons dans la civière d’hôpital, sous les néons éblouissants.

Dehors, le soleil qui se lève fait plisser nos yeux rougis. Quand la nuit tire à sa fin, elle rappelle à ceux qui souffrent qu’ils sont diurnes.

Montréal nous recrache de son tumulte.