dimanche 2 octobre 2016

L'ange sur son nuage (mettons)




La plupart des intervenants d’urgences le diront : ce qui reste en travers de la gorge lors d’une intervention difficile, c’est souvent la famille. Leurs cris, leurs pleurs et leurs supplications, c’est de la douleur, de la vraie. Ça fait mal de l’entendre. C’est plus difficile à supporter qu’une odeur, qu’une scène d’ampleur ou qu’une quantité massive de sang. Le sang, sur le plancher, parce qu’il se répand, on peut avoir tendance à l’évaluer à la hausse. (Oui je sais, c’est pas ordinaire d’apprendre une telle chose à l’école.) Mais la douleur, la vraie, celle qui coupe le souffle, rompt les jambes, soulève le cœur, elle se répand, et croyez-moi, même en l’évaluant à la hausse, on ne peut la jauger. Elle se répand jusqu’à nous, et nous empoigne l’empathie pour nous la secouer. Je plains d’ailleurs mes confrères et consœurs au centre hospitalier qui entendent cette douleur, depuis la petite salle où l’on installe ceux qui sont sous le choc.



Moi, je peux fuir. Je nettoie mon équipement, je me terre dans le camion ou je pousse une blague cynique. Ça m’est aussi arrivé de pleurer doucement, dans le huis clos.




«Véhicule 241, 2-4-1, priorité 0, féminin âge inconnu, 9-écho-1 »

Quand retentit le code d’affectation, je me refuse de penser à tout ça. Nous nous y sommes entraînés. Or, nous filons, sirènes et gyrophares, tout en fixant la route d’un regard de vétéran. Nous pousserions l’audace jusqu’à parler de la météo, mais nous n’avons rien à nous dire.

Nous arrivons devant un bungalow brun, comme celui de mon enfance. Nous empoignons trousses et moniteurs et gravissons les quelques marches. Déjà nos cœurs s’emballent, ils reniflent quelque chose, comme s’ils avaient leur propre instinct. Nous espérons qu’ils se trompent. Mais la porte d’aluminium maintenue entrouverte nous indique le contraire. Nous entendons les cris d’un homme au bout du couloir que nous empruntons.



Devant le seuil de porte, un petit garçon, il doit avoir 5 ans. Les bras ballants le long du corps, il regarde au sol.



Nous arrivons et il nous dévisage bouche béante. Nous devons le pousser gentiment pour entrer, « s'cuse-nous ti-loup ».

Le vieil homme est penché au-dessus de son épouse, hagard, le téléphone entre ses mains tremblotantes. Il en a plein les bras. Soulagé, il s’écarte dès qu’il nous voit, alors qu’il pivote tout son corps vers nous, par manque de souplesse, la colonne raide. Il a une cicatrice, 4 pouces sur la nuque. Une opération, sans doute assez grave, qui vous laisse des séquelles ou une dépendance aux opiacés. Ces petits détails ne m’échappent jamais, aussi futiles qu’ils puissent être en regard de la scène.

Le pauvre vieux ne comprend pas. Il est déconnecté. Il fait une ou deux blagues douteuses. On ne s’étonne pas plus qu’il faut de ces choses-là, on a déjà vu certains continuer le souper, tandis qu’on intubait leur conjoint sous la table de la cuisine. On vous l’a surement raconté celle-là.

La dame est étendue au sol dans la petite chambre. Elle est petite et frêle. Son regard est voilé et inexpressif. Nous patinons sur une mare de cartes de hockey. Ma partenaire se penche, elle met le genou sur Stéphane Richer. Je déballe les pads de défibrillation.



Pas de pouls ni de respiration, seulement cette mandibule qui pend mollement d’où s’échappe un râle agonal.



Le petit est toujours là, qui nous regarde fixement. Pourquoi ne l’emmène-t-on pas à la cuisine!

— Monsieur, pouvez-vous amener le petit à la cuisine. Monsieur!

Il est toujours accroché au combiné, mais cette fois il signale. Ils s’empressent toujours d’appeler de la parenté, quand ils ne le font pas avant même de faire le 9-1-1. Ils veulent entendre une voix familière, ils veulent faire quelque chose de leur peau, occuper leur corps d’automate,  alors qu’ils accusent le coup dans la chair avant même de le saisir.

Il ne m’entend pas.

— Monsieur emmenez le petit ailleurs s’il-vous-plait.

Je suis déchiré entre tenter de sauver la vie de cette femme, et l’enfance de ce garçon. Sauver l’enfance, c’est aussi tenter de sauver la grand-maman. De lui donner un sursis. Qu’elle s’éteigne plus tard, loin de son regard, une fois qu’on l’aurait préparé, le petit, en lui racontant l’histoire du nuage ou des anges, ou de ce que l’on voudra bien lui dire de la mort.

Je fais mon choix en un éclair. C’est pas joli.

Je déchire la blouse de la dame. Un bouton vole à l’autre bout, dans une boîte à chaussures vide. Je plaque les électrodes sur son thorax. C’est un rythme prometteur. Ma partenaire lance une analyse.

— C’est ma faute!

Je lève la tête, il me toise de ses grands yeux mouillés, le petit, une moue qui lui tord le visage, sur le point d’éclater en sanglots, les plus lourds du monde.



J’ai mal. Là, dans la poitrine, une pointe qui me darde,  en plein sur ce petit foyer, cette parcelle qui vous relie aux autres.



— Mamie m'avait dit que les cartes de hockey, elles étaient trop hautes.

Je voudrais lui expliquer qu’il n’a rien à y voir. Un malaise, au mauvais moment, au mauvais endroit. Mais comment lui résumer, dans une version « pour tout-petits » tout en préparant le matériel d’intubation?

« Choc conseillé ».

Je masse pendant la charge, tandis que ma partenaire fixe le moniteur le doigt tendu.



C’est décidé je lâche tout.



Quand le signal se fait entendre, je suis déjà dans le passage, j’ai pris le petit dans mes bras. Je l’installe sur une chaise dans la cuisine. Je demande au grand-père de s’asseoir à côté de lui, d’une voix ferme. Je peux être très autoritaire quand je m’y mets.

— C’est pas ta faute mon petit homme. C’est son cœur qui a décidé de s’arrêter. Quand on est vieux, le cœur n’avertit pas quand il veut prendre une pause.  Ok? que je lui dis, penché près de lui.

Ma partenaire s’impatiente :

— T’en viens-tu là?

J’accours dans la chambre.

— Elle a un pouls, pis elle réagit.

Nous nous regardons, incrédules et heureux.

Je vous l’ai dit déjà. C’est le cœur qui décide.