lundi 8 septembre 2014

C'est aussi ça, mon métier





« Véhicule 241, 2-4-1, priorité 1, masculin 43 ans, douleur thoracique »

Il nous attend vaillamment debout près d’un bâtiment dans la cour extérieure.

Avec le temps, on apprend en un coup d’œil à lire dans les corps. On en vient à reconnaître les signes les plus subtils d’un déséquilibre homéostatique. C’est parfois dans leur gestuelle tremblotante, dans la façon dont ils se prostrent, dans la redondance de leur discours. À d’autres moments, c’est dans le souffle, dans le léger ictère qui colore l'œil ou dans leur teint que l’on dirait légèrement ocré. L’exprimer n’est guère éloquent. 


Cette fois-ci, je dirais simplement que ce n’est pas de cette couleur-là, un mexicain, d’habitude.

J’ai tout de suite une forme de sympathie fraternelle pour cet homme droit comme un chêne. Non pas que j’aie des origines mexicaines. Mais j’aime tous ceux qui sont venus d’ailleurs. J’ai un parti-pris pour les exilés. Ils deviennent mes invités. J’en fais une affaire personnelle, au risque de les fatiguer par mon empressement qu’on peine à imaginer naturel et bien senti, et pourtant… Ils m’intéressent tous autant qu’ils sont et j’aime en apprendre sur eux. Je sais déjà que ce travailleur a eu le courage de quitter sa famille, toute une saison, peut-être plus, probablement afin d’assurer la scolarisation de ses enfants, les soins de santé d’un aïeul ou pour une quelconque nécessité pécuniaire.

Il se tient les côtes, c’est pourquoi j’ai une pensée pour mon matelas immobilisateur, bien replié sur lui-même dans son compartiment. Situation traumatique?

— Qu’est-ce qui passe mon cher? dis-je promptement.

— No hablo frances

— Tiene dolor al pecho? lui demandé-je tout fier de sortir mon espagnol.

Il est surpris que je l’aborde dans sa langue maternelle. Un peu trop confiant en mes moyens, il me souffle d’un trait une suite, qui reste malheureusement totalement incompréhensible pour moi. Coincé, je ne me rappelle plus comment dire « plus lentement ».

Après moult balbutiements et mimiques, je finis par saisir qu’il a une douleur au thorax près de l’aisselle avec irradiation au bras gauche.

—Êtes-vous tombé? J’imite quelqu’un qui tombe et qui se heurte les côtes.

— Nooo, fait-il.

Nous l’installons sur la civière pour entrer à l’intérieur de l’ambulance.

Une fois à l’intérieur, nous procédons à son évaluation : prises de signes vitaux, glycémie, ECG. Rien de précis ne nous apparaît. Nous nous mettons donc en route vers l’hôpital.

À plusieurs reprises, j’essaie de parfaire mon questionnaire, mais à la manière dont mon patient me regarde d'un air hagard, je doute qu’il ne saisisse un seul de mes propos. Je cesse donc d’amuser mon partenaire qui se conforte au volant et dont j’entrevois les yeux rieurs dans le rétroviseur, puis me résigne.


C’est à ce moment, comme on le dit dans le métier, qu’il code. 


C’est un peu comme si on l’avait mis hors tension tel un interrupteur, sèchement, proprement. 


C’est la façon dont chacune de ses cellules s’oppose à ce qui se passe chez lui, communiant en un spasme tonique, qui me permet de distinguer l’arrêt cardiorespiratoire de la perte de conscience vasovagale.

— COLLE-TOI!

Mon partenaire profite d’une courbe rurale appropriée à son immobilisation tandis que je déballe les électrodes de défibrillation comme un enragé. Nous nous entendons pour le dire, je n’ai pas la même désinvolture à décoller le mince film autocollant sur cette électrode que je ne l’aurais en le retirant d’un roulé aux fruits.

J’ai le temps de lancer l’analyse quand mon partenaire émerge dans l’habitacle. La sonorité de son rythme cardiaque nous fait entendre qu’un chaos s’est installé et ne demande qu’à être brisé pour que l’ordre revienne, garant de la vie.

— On touche pas au patient! Je choque!

Ses mains se rétractent violemment. Puis, il ouvre les yeux, blafard.

Voyez-vous, le corps, lorsqu’il est dans une telle précarité, offre une pause à son système digestif, celui-ci étant le moindre de ses soucis et les besognes qui l’accablaient ne l’intéressant guère plus.

C’est alors qu’il se redresse, tentant de réprimer un mouvement réflexe des plus violents indiquant que des vomissements sont imminents. Mon partenaire m’abandonne avec raison pour reprendre le volant. J’attrape le vomit bag avec toute la rapidité que la nature a doté l’être humain. 


Mais, cette manœuvre qu’est le dépliage du « rebord-de-carton-maudit-sois-tu » est toujours ridiculement trop lente. 


Tandis que je me bats avec l’ouverture de mon sac, le voilà qu’il rejette son dîner à moitié digéré entre ses cuisses fléchies toujours immobilisées par une ceinture de sécurité, puis dans ses mains avec lesquelles il tente vainement de former un bol et enfin dans le sac prévu à cet effet que je lui tends en sueur. Parce que personne n'aime se faire dévisager lorsqu'il dégobille, je jette un regard pudique au contenu afin de déceler la moindre coloration suspecte (oui, certaines le sont plus que d'autres). C'est là que j’aperçois le dentier de monsieur tomber lourdement dans le vomit bag maintenant rempli à ras-bord. Parce que je suis bien piètre déballeur, j’avais prévu le coup et lui tends le second auquel je m’étais affairé sans relâche, reprenant le premier qui n’en pouvait plus.
Mais voilà que tout en continuant à s’étrangler par les réflexes de gag qui l’assaillent, il me crie « Mi dentadura! Mi dentadura! » ou quelque chose du genre. De longues minutes s’écoulent avant que je ne finisse par comprendre que cela veut probablement dire «dentier». Je suis désolé de ne pas avoir saisi plus tôt et ainsi de n’avoir pu empêcher que son affolement n’atteigne des sommets.

Le pauvre n’a aucune idée qu’il vient de passer de vie à trépas… à vie. 


Et je crois que ce qui prime dans l’instant est de retrouver ses dents. C’est qu’il les a probablement payées rubis sur l’ongle et devrait s’en passer faute de ne pouvoir s’en offrir d’autres. Je voudrais lui dire qu’on verra à cela plus tard, que ce n’est pas important, que je lui promets de lui garder ses dents bien à l’abri dans son vomi, que pour l’instant j’ai plus important à faire. Je ne fais que lever une main, une main qui se veut apaisante et je tripatouille l’idée que j’ai dans le cerveau, ne sachant pas trop de quel bord la prendre pour en faire une phrase. Mais voyant son effarement et la grande agitation qu’elle suscite, j’ai la crainte que cela exacerbe son malaise cardiaque. Je la vois presque, sa machine cardiaque oxydée et encrassée, qui peine à reprendre le dessus aux prises avec une angoisse plus grande que nature qui en fera presque lâcher la plomberie. Alors, je démissionne. Résigné, c’est la mine déconfite, que je me résous à plonger ma main gantée jusqu’au poignet dans le sac plein de vomi. N’ayant pas pris le temps de réfléchir, c’est beaucoup plus l’envie impérieuse de le calmer qui guide ma main.

Mais ce qui suit est troublant. Il l’arrache de ma main dégoulinante pour se les enfoncer dans la bouche. C’en est trop. L’odeur du spaghetti sauce bolognaise ou du quelconque repas qui n’aurait jamais dû être vomi me monte au nez. C’est à mon tour d’en avoir le cœur qui se soulève à un point tel que je me demande s’il ne va pas sortir et prendre la place du dentier. Agrippant toujours le vomit bag plein, j’hésite. Non pas que ce ne soit pas professionnel de vomir sa vie devant un patient que l’on vient de réanimer, car il est ici question de condition strictement humaine et des limites qui l'assujettissent. Non pas que ce ne soit pas éthique d’ajouter un peu de son vomi à celui de son patient… C’est que l’espace est pris! C’en est douloureux, mais je réussis à déposer le sac plein en prenant soin de le couder afin que son contenu ne se répande pas partout.

C’est alors qu’étalant tout ce qui fait de moi un mammifère ni plus ni moins, je lutte afin de retenir mon café et mon muffin aux carottes qui montent le long de mon œsophage (eh oui avant de le rejeter j’ai toujours une dernière pensée pour mon déjeuner, pas vous?) tandis que de mon autre main j’essaie de déplier un nouveau vomit bag. 
Ma volonté est telle, catalysée par l’orgueil, que j’atteins ma cible de justesse. 


Je pourrais me vanter d’être un des rares types de l’histoire à s’être dépêché à vomir.

C’est que j’ai tant à faire pendant les derniers miles à parcourir. Mon patient reconnaissant se laisse couvrir de mes bons soins. Contre toute attente, c’est maintenant lui qui est sympathique à ma cause. Après tout, nous aurions bien pu être frères de sac.