mercredi 1 avril 2015

Ceux qui sont morts






« Véhicule 241, 2-4-1, priorité 1, féminin 76 ans, difficulté respiratoire»

Nous la connaissons bien. C’est la troisième fois que nous l’amenons, victime d’un œdème aigu du poumon récidiviste. Son muscle cardiaque fatigué ne suffit plus à la tâche et les sérosités pulmonaires refoulent. 



C’est donc un problème de plomberie dans ses plus fines ramifications causé par un moteur déjà défaillant, qui se noie.


 Je pose la membrane de mon stéthoscope sur son thorax: des râles crépitants.

— Des douleurs à la poitrine ma chère? 

Incapable de parler, elle fait « non » de la tête, les yeux écarquillés. Prenant appui sur ses deux cuisses, ses poignets ne la supportent péniblement. Sa respiration laborieuse n’a plus rien de passif. 

Certains corps sont plus usés que d’autres. Le sien n’en peut plus. Elle ne peut subir le moindre stress. Un écart de la température ambiante la rend chancelante. Elle a depuis longtemps renoncé aux plaisirs de la table. On lui interdit maintenant d’ingérer plus de 500 ml de liquide par jour pour éviter la surcharge liquidienne. C’est ce qu’elle trouve le plus difficile, m’a-t-elle déjà confié. 


Mais l’imaginaire humain, formidablement servile, s'adapte. Le moindre contact avec l’eau fraîche lui fait donc l’effet d’une source sauvage et limpide. 



Or, ses enfants, qui vivent tout à côté, se sont pourvus d’un tout nouveau frigo. Celui-ci distribue une eau glacée fameuse, dépourvue de tout arrière-goût. Elle y retourne fréquemment, pour y chercher un autre petit verre, qui se givre, et sur lequel elle pose ses lèvres avec délectation. Elle a consciemment arrondi les quantités à la baisse, ignorant le risque, frondant le danger qui la guette. Elle le sent sur elle, l’œil brillant de la mort, mais elle s’en moque. Si ça peut seulement, une dernière fois, lui permettre de puiser à cette source de bonheur, prodigieuse et infinie.

Cet étrange paradoxe me laisse perplexe : quelque part en Amérique du Nord, quelqu’un se languit de soif à côté d’un distributeur.

Le corps redevient cette conception de chair articulée, dont la mécanique peut s’enrayer. Ménagé à l’excès ou durement malmené, on rend rarement au corps l’hommage auquel il a droit. On le réduit souvent au titre d’organe excréteur, de véhicule ou de réceptacle d’une conscience qui se voulait
supérieure.


Ça renouvelle en moi une sorte d’empathie pour ce corps que je néglige tant. 


Ça m’a donné envie d’en écouter les moindres récriminations. Et aussi de boire de l’eau à grandes lampées, sans modération, tandis que je le peux.
Nous lui plaquons un traitement de salbutamol (ventolin), même si nous sommes loin d’être convaincus que ça sera suffisant. Cette fois, nous le craignons, ce serait le festival du plastique : coudes et tubulures, nous les déballerions tous.

Nous préparons sur le champ la Boussignac parce que nous la trouvons fatiguée. Cet appareil permet l’assistance respiratoire avec une poussée d’air continue.

Ça me laisse le temps de compléter mon électrocardiogramme : négatif (si on peut dire). Si on pouvait lire dans les lignes de la main, ce tracé avait lui aussi quelque chose à raconter.

— Pression 177/101, me lance mon partenaire, pas de critères d’exclusions pour la nitro.

— Avez-vous fait de la fièvre madame?

Encore cette négation exagérée. Je lui envoie une dose de nitroglycérine sous la langue. Nous lui installons la Boussignac.

Nous la prenons à bras-le-corps, parce que c’est plus rapide.
Une fois dans la civière, ses râles sont de plus en plus audibles et s’apparentent aux gargouillis. Elle ne peut tolérer d’avoir ses jambes à plat. Cette infime pression sur son abdomen l’achève. Nous la laissons les redescendre et je lui appuie son corps entier contre ma hanche, pour qu’elle se repose. Elle s’y laisse choir mollement, celle-ci n’en pouvant plus et je sens sa chaleur sur moi. Tandis que je rabats les pans de la couverture sur elle, mon partenaire fait les dernières connexions de notre appareil respiratoire à pression positive. Ses paupières mi-closes laissent s’échapper malgré elles un regard erratique.

— Pression 168/99.

Deuxième dose de nitro. Nous lui écrasons l’Oxylator sur le visage. Elle gigote un peu faiblement, puis elle se résigne, reconnaissant ses vertus providentielles. 



Lentement, elle s’abandonne, profitant de chaque poussée d’air. 



Nous pouvons remonter ses jambes sur la civière, afin de procéder à l’embarquement.

Maintenant, grâce à ces nouveaux outils de travail, certains peuvent répondre aux questions du médecin lorsqu’on les installe en salle de réanimation.

Avant, ces patients-là mouraient. J’ai encore en tête, leur visage. Parfois, dans des moments d’égarement, je les revois, je tente de les sauver. « Mais pourquoi était-il mort celui-là? » Comme si je n’avais pas tout fait, comme si j’avais failli. Je me repasse l’intervention. Puis, je me ressaisis, secouant la tête pour chasser ces élucubrations: c’est qu’avant je n’y pouvais rien, voyons.

En route, le masque toujours pressé contre son petit visage, ma patiente me tapote la main, comme ma grand-mère le faisait. Comme pour me remercier, empressée de me signifier qu’elle va mieux. Je la connais. Si elle le pouvait, elle s’excuserait de nous déranger.

— On est là pour ça ma chère.