mercredi 7 octobre 2015

La guerre avec un couteau suisse




« Véhicule 241, 2-4-1, priorité 0, pour un bébé, 9 écho 1, arrêt cardiorespiratoire »

Un pieu s’enfonce dans mon cœur. Une image traverse mon esprit, celle d’une mère déchirée par la douleur me tendant un poupon inerte.

— C’est pour masculin, âge 0 jour, complète le répartiteur médical atterré.

Puis, j’ai cette seule pensée : profitais-je pour les derniers instants d’une santé mentale que je tenais pour acquis? Allais-je basculer? Allais-je perdre la quiétude, le sommeil, l’appétit pour l’amour ou pour la vie?

— C’t’un cas d’obstétrique Monsieur ?

— Positif 241.

— Vous allez m’envoyer un effectif supplémentaire ?

— …

Il hésite, puis me met sur attente.

— C’est confirmé 241, c’est un bébé code.

Encore ce coup, juste là dans ma poitrine.

Puisque nous sommes tout près, nous n’avons pas le temps pour plus d’échanges via les ondes radio. Mais la torture d’un long trajet sera évitée.


Dans ces cas-là, j’ai mal. Un malaise pulsatile qui me heurte, me frappe de toute part, dans mon cou, dans ma tête. 


Et seul le fait de prendre part au drame me donnera un bref répit, me refusant sur le terrain la moindre émotion. Je tente de contrôler les battements de mon cœur, ralentissant mon rythme respiratoire. Je le fais machinalement, sans y penser puisque je suis absorbé par le défilement séquentiel des actes à poser. Heureusement, la douleur se dissipe alors que je la refuse, lui ferme la porte. Je ne laisse rien paraître, j’ai depuis longtemps cette couenne qui me garde des élans émotifs, de l’intérieur comme de l’extérieur. Peut-être que ce sera une fois chez moi, assis à ma table, que je ressentirai les symptômes du drame qui s’est immiscé sous ma peau. Je ne suis pas né de la dernière pluie, je me sais vulnérable, faillible et ébranlable. L’invincibilité n’a été octroyée au genre humain que dans les contes fantastiques. Je ne suis pas Capitaine América. 


Puis, entre vous et moi : même Capitaine América chokerait là-dessus. Parce que dans la vraie vie, les bébés morts reviennent pas à la vie. 


En entrant, j’entends un cri puissant, guttural. À priori, ça me semble un cri d’horreur, poussé avec les tripes. Je crois que c’est la mère qui hurle sa douleur, celle de perdre un enfant. Nous la trouvons étendue au sol, nue, béante, haletante. Le cou arqué, elle nous fixe d’un œil de plomb, par-delà son ventre rond et lisse. Il y a dans la façon dont elle se cambre, une sorte de résignation tranquille, presque aimante. Elle pousse un long cri plaintif, plissant maintenant les yeux.
Je regarde autour.

— Il est pas né? demandé-je à la mère.

— Ben non il est pas né! me crache-t-elle.

Mon partenaire et moi nous regardons un instant. Nul besoin de parler. Il est trop tôt pour ressentir le soulagement. Nous ne sentons pas encore sous nos pieds, le sol qui s’est dérobé.

— On nous a dit qu’il était né, insisté-je.

— Non je leur ai seulement dit que ça fait 12 heures qu’il n’a pas bougé.

Le combiné de téléphone gît sur le sol, toujours allumé.

— OK vous ne l’avez pas senti bougé! Ok….



À l’école, on nous avait appris comment procéder aux accouchements ainsi qu’à réagir à quelques complications. On nous avait bien remis un protocole où y étaient consignés les gestes à poser. Une seule fois depuis lors, on m’avait demandé si je me souvenais comment faire. J’avais brandi mon protocole et avais ajouté : « mais y’a rien comme le faire! » On m’avait alors installé avec un mannequin de plastique d’où on sortait un bébé en caoutchouc


Puisqu’on nous envoyait à la guerre avec un couteau suisse, je m’étais dit que je saurais, le moment venu. 



Je comptais sur mes aptitudes singulières de travailleurs « tout terrain ».

— Sentez-vous pousser dans vos fesses?

— Ouiiiiiiirrrrrrrrr…

Une nouvelle contraction la paralyse à nouveau. Il n’y avait pas 30 secondes qu’elle avait eu un répit.

Mon partenaire ouvre la trousse à obstétrique et tâtonne le matériel qui lui est peu familier, comme s’il fouillait dans le sac à main de sa mère. Il me tend les gants stériles que j’enfile, la main chevrotante. Mon partenaire étend le champ entre les jambes de la mère tandis que je jette un œil au périnée. J’y entrevois les petits cheveux noirs du bébé. Mon partenaire plaque un masque d’oxygène sur le visage de la mère.

— Prochaine contraction vous allez pouvoir pousser!

Elle se raidit sous la douleur une nouvelle fois. Elle souffre comme elle peut. Mais à l’apogée de la douleur, son œil s’agrandit, la panique s’installe : comment pouvait-elle s’attendre à pire? Comment continuer?

— T’es capable ça va ben aller!

— Je peux pas! Je peux pas!

Son souffle chaud embue le masque.

— Oui, vas-y, je te lâche pas.

Elle se met à pousser de toutes ses forces et la tête sort presque aussitôt. La pression est si forte, que tout de suite, je dégage une épaule, puis l’autre. Son cri plaintif se change en un hurlement de surprise, lorsque je saisis le bébé qui émerge avec un flot de liquide amniotique. C’est d’abord sa tiédeur que je remarque à travers mes gants trempés, et ça me semble plutôt logique qu’il le soit. 

Il ne pleure pas, mais gigote vivement. J’aspire sa bouche, puis son nez avec la poire. Ça semble lui déplaire. Il se met à hurler éperdument. Je l’essuie du mieux que je peux. Nous coupons le cordon entre les deux clampes que mon partenaire appose. Je plaque le petit contre la poitrine de sa mère. Je les enroule tous les deux dans la couverture chaude.

Mon backup arrive. J'entends leurs grosses bottes, puis je vois leur bouille: yeux hagards, joues rougies.
 


Ils croyaient descendre avec nous en enfer. Ils s'arrêtent net dans l'embrasure de la porte.



— Désolé les amis on n’a pas eu le temps de vous donner d’autres infos.

— On comprend ça, fait la première stoïque.

— On aurait besoin de serviettes, ajouté-je avec un large sourire.

Mon partenaire détale pour préparer la civière, tandis qu'ils cherchent la penderie.

Les cris puissants du bébé, entrecoupés par de courtes pauses, lui permettent de gonfler sa petite cage thoracique d’un air renouvelé. Le filet d’air qui agite ses cordes vocales ne suffit pas à la pulsion de vie, alors que son vagissement s’éteint en déraillant, avant de recommencer à nouveau. Une fois, puis une seconde fois, et bientôt on ne les comptera plus ses bouffées d’air devenues coutumières. Le miracle de la respiration on aura tôt fait de le tenir pour acquis.


Je jette un coup d’œil au nourrisson qui tète maintenant, blotti contre sa mère. Finalement, il s’en tirera indemne. Et moi aussi.



À tous mes consœurs et confrères qui n'ont pas encore retrouvé le sol qui s’est dérobé sous leurs pieds.

dimanche 23 août 2015

26 A 1



« Véhicule 241, 2-4-1, priorité 7, féminin 81 ans, personne malade »

Nous arrivons prestement, chargés comme des mulets, gravissant les quelques marches bétonnées du rez-de-chaussée.

Notre empressement semble plaire à la femme qui nous tient la porte battante, je le vois dans ce tic qui fait tomber sa paupière d’un soulagement à peine perceptible. Elle nous adresse une moue crispée recelant un sourire mince et équivoque. Celle-ci, droite comme sa demeure bien tenue, sait y faire avec les secours d’urgence, y allant d’une sollicitude bien dosée. Cette bienveillance affairée semble tenir à la fois d’un caractère qui lui est propre, et de l’habitude de faire appel à nos services.

— C’est pour ma mère, c’est au fond, dit-elle.

À la cuisine, on murmure comme à l’église. Le beau-frère, le neveu ou bien le gendre se sont levés pour ne pas rester avachis dans leur chaise, de peine que leur oisiveté contraste avec notre diligence. Nous les saluons au passage d’un vague hochement de tête, martelant la parqueterie de nos lourdes bottes.


En nous engouffrant dans le corridor étroit, nous nous étonnons d’entendre des râles. C’est le premier constat d’un code d’affectation discordant.


Dans la chambre minuscule, notre patiente est alitée, livide. Son souffle bruyant peine à s’immiscer par de grandes lampées par sa bouche entrouverte qu’un menton fuyant ne supporte plus, pendant tristement. Notre appréciation sommaire initiale nous permet d’entamer cet étalage mental des gestes à poser.

— C’est nouveau cet état? demandé-je à la fille.

— Oui, hier soir elle était bien.

— Reçoit-elle des soins de fin de vie?

— Non elle fait encore ses commissions.

Mon partenaire déballe un masque à 100 % tandis que je lui prends un pouls à la carotide… tout de même. Alors qu’il lui plaque sur le visage, j’attrape sa main molle pour y apposer ma pince de saturométrie. J’attrape l’autre main, pour soutirer d’un de ses doigts une goutte de sang, afin d’en mesurer la glycémie : 4.9. Au moniteur, un pouls à 52, une saturation à 85 %.

— Tu vas me préparer l’oxylator? confirmé-je auprès de mon partenaire.

— Oui, fait-il aussitôt.

Lorsque j’applique le brassard à pression sur son bras, elle me jette de biais un regard embué.

— Madame!

Pour toute réponse, elle grommelle. Accroupi, je farfouille dans le moniteur pour en sortir les électrodes de défibrillation, presque désolé d’avoir à couvrir l’entièreté de son thorax chétif de cet enduit collant dont ils sont recouverts. 

J’annonce à sa fille la suite des choses :

— On va amener votre mère à l’hôpital.

Mais c’est à ce moment que la patiente se redresse écarquillant les yeux, retirant le masque d’oxygène :

— Nnnon! fait-elle sans appel.

— Doucement Maman! lance la fille stupéfaite.


Je reste un moment muselé, délaissant mon moniteur, me relevant, ne sachant plus que faire.


Elle ne fait que remuer les bras d’un mouvement ample, sommant de la
laisser tranquille. Elle tente de se tenir assise sur le matelas molasse duquel elle voudrait bien s’extraire.

— Les toilettes! ordonne-t-elle autoritaire.

Elle se débat avec vigueur, poussant avec ses bras frêles contre le plumard. Sa fille l’aide, tant bien que mal. Elle veut maintenant descendre ses jambes hors du lit.

— Lentement ma chère, y’a rien qui presse, lui adresse mon partenaire.

Elle ne nous écoute pas, ayant pour objectif suprême de se lever. Mon partenaire part quérir la civière-chaise. Nous espérons qu’en obtempérant à sa demande, nous pourrons entrer en communication, puis éventuellement obtenir un consentement. J’en profite pour essayer de lui parler, mais rien n’y fait. Elle se contrefiche de moi.

Mon partenaire émerge de l’embrasure avec la civière-chaise, qu’il déplie. Nous aidons notre patiente à y prendre place. Lui donnant l’aval dans son projet de soulager un besoin pressant.

— On va aller aux toilettes madame, on vous amène là, tout de suite.

Nous la roulons donc jusqu’à la salle de bain, peinant à passer dans le corridor étroit parsemé de tablettes décoratrices et d’arrangements floraux.

Une fois à destination, il y a lieu de noter qu’un réel besoin naturel avait en effet de quoi obnubiler quiconque. Il était temps que nous arrivions à bon port.


Comprenez ici qu’il n’aurait pas fallu que la traversée ne fût plus longue.


Lorsque je cherche l’approbation, d’un regard implorant la fille me fait comprendre que je dois rester avec elles dans cette salle de bain. Il y a de ses moments uniques et singuliers que ma profession m’autorise à partager avec de purs étrangers. Comme celui où une fille franchit les limites de son imagination quant aux soins qu’elle pourrait un jour apporter à sa mère. Il ne s’agit pas encore de l’amour inconditionnel que nécessitent des années de prodigalité. Il est question de la stupéfaction face aux aspects les moins reluisants et les plus ingrats de la nature humaine. La tolérance, face à ce lourd fardeau qui est à la fois un legs, nul ne peut la mesurer avant d’y être confronté. Impossible à prévoir, elle sera parfois issue d’une prise de conscience subite, violente et troublante. Et, ce n’est pas donné à tout le monde, il va sans dire.

Adossé à la laveuse frontale, je respire par petites bouffées entre mes lèvres pincées. Puis, j’assiste madame à son retour sur ma civière.


J’ai cette pensée indésirable et fugace pour ce moment où l'on m’assistera à mon tour.


Nous roulons madame dans notre civière-chaise jusqu’à la cuisine où les messieurs se sont encore relevés.

Maintenant, il était temps d’avoir une conversation. D’autant plus qu’il me fallait tenter d’obtenir son degré de confusion, élément essentiel à un hypothétique refus de transport, lequel droit je lui réservais à moins d’avis contraire.    
Alors que mon partenaire reprend une série de signes vitaux, j’expose mes pensées à la dame :

— Madame, il faudrait aller voir un médecin. Ils vont vous mettre sur pied et vous allez revenir.

— Non, je veux rien savoir, tranche-t-elle sans détour.

Mon partenaire m’énumère ses plus récentes découvertes : pression 97/53, pouls 61, saturation 90 %.

— Quelque chose ne va pas, faut aller faire vérifier ça, continué-je.

Elle plante ses yeux bleus sur moi, ses prunelles frétillant de gauche à droite, puis d’un ton vindicatif, elle me lance :

— Vous êtes ben laid vous!

— C’est parce que vous avez pas vos lunettes, réponds-je du tac au tac.

Tous s’esclaffent d’un rire qui cède comme une digue emportant tout avec elle : le malaise, l’urgence et surtout cette impression trouble d’une mort imminente que renforçaient ses chuchotements formels.

Elle ne répond rien, haineuse. Je chambardais son quotidien, elle qui n’avait rien demandé. Qu’on avait tiré d’un sommeil paisible, qu’on épiait à la salle de bain par la force des choses.

C’est sa fille, qui se penche à son oreille pour lui parler avec son cœur, qui réussit à la convaincre.

Nous l’embarquons dans l’ambulance tandis qu’elle nous regarde avec mépris. 
Je m‘assieds à côté d’elle. Je tente un sourire. Elle me déteste.


Celle-là, elle est coriace.

mercredi 1 juillet 2015

1er juillet 1983



Photo Normand Leduc



Ce récit se déroule avant l’émergence des bactéries, des qualités de comburant de l’oxygène et des protocoles de conduite. Mais c'était aussi avant que le cancer ne soit terré dans chaque recoin, avant l’hypersexualisation, lorsque régnait cette confiance badine et inébranlable en la vie qui me manque parfois. Il a lieu à une époque toute autre, bien qu’elle ne soit pas si lointaine.

Il fait trop chaud pour rester dans la caserne. J’ai donc coincé une chaise contre la porte à ressort, pour que la chaleur puisse s’échapper. Nous préférons rester avachis dans notre Chevy Van dont nous avons préalablement descendu les vitres, tournant la manivelle avec la vigueur de nos vingt ans, une clope au bec. La brise chaude me chatouille la moustache. 


Les jambes croisés, les talons bien appuyés contre la charnière 
de la portière ouverte, je me suis déjà clenché la moitié du paquet de cigarettes que je me suis roulé à la rouleuse.


Je parais bien dans mon uniforme, dont la chemise au col javellisé et les pantalons de coton à plis français me siéent à ravir. Avec cette chaleur, j’en ai profité pour laisser ma petite laine chez nous afin que ma blonde puisse y recoudre le crest.


Mon partenaire est derrière, il vient de finir de nettoyer un masque d’oxygène avec un tampon d’alcool pour qu’il soit fin prêt à être utilisé sur le prochain call : l’alcool, ça tue toute. Il s’affaire maintenant à rouler un Velpo, s’assurant d’en faire un rouleau bien compact à réutiliser.

Pour embarquer la civière Ferno 30 « côté-côté » dans la Van, il faut se placer l’un en face de l’autre, de chaque côté de la civière et la soulever pour la glisser en latéral. Comme il n’y a pas l’espace permettant une flexion de nos jambes lors de la manœuvre, il est important de bien barrer les genoux et de forcer avec les reins : quand t’es fort du dos, t’as pas trop de problème avec ça.

Principaux outils de travail, nous usons de nos corps jusqu’à ce qu’ils n’en puissent plus. Nous épaulons nos civières avec nos patients dessus. Les escaliers à paliers, les descentes bétonnées où les étroites ferrures, toutes nous les descendons où les gravissons sans ménagement. Déjà, il y en a parmi nous qui en bavent. 


Ceux-là nous le savons, ce sera la job qui les lâchera, 
bien avant qu’eux ne la lâchent. 


D’ailleurs, pour la plupart d’entre nous ce sera le cas, mais beaucoup plus tard, du moins nous l’espérons. Ce job, il s’est immiscé sous notre peau, il ponctue notre souffle, il hante parfois nos nuits et il peut nous faire perdre pied. Mais c’est notre métier envers et contre tout. Nous le faisons avec cœur et la retraite n’est pas pour demain. 

Le téléphone sonne dans la caserne. C’est la répartitrice qui nous appelle depuis le salon funéraire, nous croyant au garage juste en bas. Mon partenaire va répondre au trot. Je remonte mon banc prestement, ferme ma portière, puis démarre le moteur. Nous serons fin prêts à filer, le pied au plancher. Ainsi nous serons les premiers arrivés sur les lieux de l’affectation, et pourrons l’arracher des mains du compétiteur. Nous avons d’ailleurs récemment pris plaisir à saboter le lettrage sur le flanc de leur Econoline, où figure le numéro à 7 chiffres à signaler pour les joindre, y apposant le nôtre par-dessus. Il y avait là une taquinerie amicale mais tout à fait narquoise, et ils nous le remettraient au centuple.

Mon partenaire émerge de la caserne au pas de course (oui, à cette époque il court). Il saute à bord. Nous démarrons en trombe dès lors même qu’il referme sa portière, laissant une bourrasque d’air s’infiltrer.

— C’t’un accident, au kilomètre 18.

Il presse l’allume-cigare incandescent contre une Export ‘A’ verte, pour ensuite en tirer une longue bouffée qui me fait envie. Ainsi, je fais de même, laissant la mienne de biais entre mes lèvres pincées, le temps d’actionner les sirènes. Dans la bretelle d’accès à l’autoroute, je capitule et remonte les fenêtres, redoutant que ce vent qui bat mes cheveux sauvagement, ne me fasse perde mon feu.

Nous apercevons au loin les flashers de la S.Q, quand soudain, nous sommes pris d’effroi : une somptueuse Camaro Z28 T-top rouge flambant neuve gît sur le côté. Elle est couverte de boue et de rayures.

Puis je vois un homme debout, s’agitant devant un policier. Il gesticule, l’air agacé. Nous nous immobilisons à leur hauteur sur le bas-côté. Fiers d’avoir pu arriver les premiers, nous descendons le torse bombé, ajustant nos ceintures comme des conquérants de l’Ouest. Le policier est excédé et nul besoin qu’il retire ses verres fumés d’aviateur pour s’en rendre compte :

— Moi les studs de c’t’e genre là, pas capable, qu’il nous confie aussitôt, je vais le beurrer celui-là.

Comme notre patient semble indemne, d’une brève négation je m’empresse de signifier à mon partenaire qu’il n’y a pas matière à sortir le collet de mousse et la planche longue en bois. Je prends le type à part :

— T’es-tu correct? lui demandé-je promptement.

— Oui chu correct, j’me suis pas fait mal, je me suis juste fait brasser la cage un peu. Mes portes ouvrent plus. Je suis sorti par mon T-top.

— Bon ben là, embarque donc dans le towing pis restes-en là, pogne-toi pas avec la police, ça va être pire.

— C’est parce que ma femme est à l’hôpital, elle accouche. C’t’une voisine qui l’a reconduit. C’est pour ça que je clenchais. C’tait une ligne droite, geint-il pour me convaincre de son innocence.

Je lance un coup d’œil à mon partenaire. Bien qu’il devine mes pensées, celui-ci ne tique pas. S’il s’avérait que nous l’amenions jusqu’à l’hôpital, il en profiterait surement pour aller voir la petite infirmière qu’il veut inviter à sortir vendredi prochain.

— Bon ben embarque!

— Vous êtes ben smart les gars, merci.


Nous sautons tous les trois à bord de l’ambulance, soulevés par la frénésie d’une nouvelle urgence, satisfaits de pouvoir écraser les gaz encore une fois. 


À la radio, ils passent un nouveau tube OurHouse de Madness. 

— Eille les gars, ça vous dérange si je fume?

— Non pantoute, que nous lui répondons d’une voix forte depuis l’avant.


— En voulez-vous une?

Nous étirons la main vers l’arrière, à tour de rôle mon partenaire et moi, les cheveux au vent, extatiques. L’enthousiasme désinvolte et intact de la jeunesse nous suffisant à puiser du plaisir çà et là, depuis les sources les plus humbles. Alors que je le remercie d’un signe de tête à travers le rétroviseur donnant sur la cabine de soins, je le vois, qui sue à grosses gouttes.

— Ton premier enfant?

— Oui, qu’il me répond en replaçant son case de cigarettes en plastique dans sa poche de chemise.

Ne sachant que rétorquer, n’ayant pas d’enfant moi-même, je monte le son du radio.

Le poste à péage approche. Une voie est libre. En un coup d’œil, nous nous mettons d’accord, résolus à ne priver le pauvre gars d’aucune des émotions fortes que la journée lui réservait à son insu. Je peux le voir dans le rétroviseur, détachant mon regard de la route l’instant d’une seconde. Braqué, les lèvres entrouvertes, il peine à retenir une mise en garde qu’il pourrait crier à tout moment. Appuyant toujours sur la pédale des gaz, je me refuse à la vertu. Même mon partenaire s’est calé dans son siège, résistant, de toutes ses fibres de mâles à l’envie de boucler sa ceinture. Le poste de péage est à quelques centaines de mètres. 


Nous cessons de respirer. J’ai le temps de voir une silhouette se cabrer dans le guichet, puis je relâche l’accélérateur. 


Au moment où nous nous engouffrons entre les deux postes, l’effet de succion nous sidère, comme à chaque fois. 

En arrivant à l’hôpital, le type est déjà blême avant même de rejoindre sa femme. Il nous remercie les jambes molles avant d’aller la retrouver. Nous le saluons, railleurs.

Mon partenaire en profite pour rôder autour de la jolie infirmière.






dimanche 31 mai 2015

Le dernier du mois



« Véhicule 241, 2-4-1, priorité 1, féminin âge inconnu, menace de suicide »

Des cris roulent jusqu’à nous, depuis la cage d’escalier. Ce sera les derniers qu’ils auront laissés s’échapper dans le huis clos, ignorant que nous sommes déjà là, gravissant les quelques paliers aux murs décrépis.
Nous arrivons au troisième essoufflés. La porte s’ouvre sur un policier.

— C’est pour une p-38?

— Oui, dépression, idées noires avec un plan, me répond le policier.Suite à l’invitation tacite, nous entrons. Deux enfants jouent au salon, calmes, silencieux. Un garçon et une fille. Ils ont peut-être 4 et 5 ans. Je leur souris. Mais leurs regards curieux sont déjà impossibles à tromper. Soudainement, je suis las moi aussi.


C’est cette lassitude d’enfant 
qui me rentre dedans.


Elle nous regarde depuis la cuisine qu’elle arpente lentement, sa petite dernière sur la hanche. Son mascara se repend sur ses joues creusées, là où auraient pu se trouver des fossettes rieuses. Elle a la jeune vingtaine. Elle semble nerveuse, mordillant son piercing à la lèvre inférieure. Elle agrippe le paquet de cigarettes. Ramolli qu’on y ait pigé maintes fois rageusement, le carton se vide de son papier d’aluminium. Elle se bat un peu pour le remettre en place d’une seule main, l’autre tenant toujours sa fille. Excédée, elle le lance sur la table de PVC d’un blanc sale qui a passé un hiver dehors. Elle prend soin de mettre la petite dans son siège avant de s’allumer. Nous la suivons des yeux, muselés par une attente déférente.

— C’est pour vous? osé-je enfin.

Elle hoche en tirant une bouffée de cigarette, plantant sur moi son regard charbonneux.

Avant qu’elle ne me trouve maladroit et que cela l’exaspère davantage, je poursuis :

— Est-ce que c’est vous qui nous avez appelés?

— Non, c’est mon chum.

Un petit tousse au salon. 



Ça lui fait lever son regard noir épaissi par la peine, 
soudainement angoissé. 


Les enfants sont toujours immobiles sur la moquette, assis sur leurs genoux fléchis. Si jeunes et si lucides. Tout en eux semble s’excuser d’exister. Elle se rend au salon pour leur allumer la télé. Un jingle de dessin animée emplie la pièce, détonnant de la lourde atmosphère.

Le type nous confie, sur le ton de la confidence, qu’il y a longtemps qu’elle ne va pas bien. Puis il ajoute froidement :

— Tantôt, elle m’a dit qu’elle serait mieux morte, qu’elle en pouvait plus, qu’elle se crisserait en bas du 3e.

Elle le regarde dédaigneuse, pleine de hargne.

— C’est pour ton bien que je fais ça, qu’il lui dit devinant sa colère.

Hersant le paquet de cigarettes à l’agonie, il en tire une cigarette qu’il allume lui aussi. Il semble résolu, détaché. 



C’est un peu comme s’il avait déjà mis un pied dehors, de cette vie, de cette famille. 


Peut-être attendait-il le bon moment. Sans doute s’étaient-ils rencontrés lors d’une soirée par le fruit d’un hasard fortuit ou l’intervention providentielle de connaissances interposées. Il avait été charmé. Elle lui avait surement glissé, au moment opportun, qu’elle gérait une sorte de P.M.E. dont elle était la seule actionnaire et dont l’imputabilité l’accablait. Cette idée lui plaisait. Il s’était impliqué. Il avait essayé. Mais il avait sous-estimé la lourdeur de la tâche. Après tout, qui lisait chaque fois, les petits caractères figurant au bas d’un contrat? Elle-même ne pouvait point se targuer de les avoir considérés, s’en étant bâti une romantique conception qui maintenant s’effondrait : la famille n’était pas un refuge, mais une prison. Les liens du sang s’étaient bien peu de choses quand on souffrait tous ensemble de la précarité. Les bons moments étaient bâclés par le manque de tout.

Sans doute voyait-elle les belles jeunes femmes rondes se caresser le ventre alourdi, grisées de bonheur. Partout, elle entendait dire que c’était là qu’il se trouvait le bonheur, jusqu’ici occulté de sa vie à elle. Que c’en devenait une nouvelle façon de se définir. Que c’était quelque chose que l’on se créait pour soi, en partant de rien. Que les bébés souriaient depuis leur landau comme des poupées béates d’amour. Il y avait là uniquement de quoi faire envie. Une envie folle qui la soulevait, lui insufflait de l’espoir, peut-être. Une envie de donner, d’aimer.

Le sentiment de plénitude qu’une mère accomplie pouvait ressentir (elle le voyait pourtant défiler sur le fil des réseaux sociaux ponctué de selfies glorieux), elle était probablement trop fatiguée et brisée pour s’en approcher un tant soit peu. C’est que nul ne se vantait des cris, des pleurs, du surgelé et du vice que l’on continuait à se payer à la place du brocoli.



C’était une énorme conspiration.


De les voir ainsi abîmés, presque éteints, ça me gonflait le cœur d’une peine compatissante. Moi qui ne portais pas les marques d’une enfance difficile, moi qui n’étais pas arrivé au marbre avec deux prises au bâton, je peinais tant à l’élever ma famille. C’était dur. J’essayais de joindre les deux bouts, accablé de dettes, fruits du vice aussi, sans doute. Certes, je ne les jugeais pas. Je déplorais leurs misères.

— Je pense qu’on n’aura pas le choix d’y aller, lui dis-je alors.

— C’est beau je connais la game, m’interrompt-elle.

Sa voix s’est étranglée. Elle sait qu’elle n’aura pas le choix de nous suivre. Qu’au Québec, l’application de la loi p-38 nous oblige à amener contre son gré, toute personne présentant un danger pour elle-même ou pour autrui.

— Les enfants! Vous restez avec JP, dit-elle en empoignant son sac.

Elle lance un dernier regard haineux à ce dernier. Les enfants sont rivés sur le téléviseur. Elle dépose sur chaque tête un lourd baiser faisant fléchir leur nuque. Puis, nous dévalons les escaliers silencieux.


Dans l’ambulance, une fois ma patiente allongée dans ma civière, je lui tends un mouchoir. 


J’aurais eu tant de choses à lui dire. Mais je me contente de lui adresser un sourire triste. 


Elle me retourne une moue tremblotante, puis se cale dans la couverture.

— J’ai pas une criss de cenne pour payer l’ambulance…

— Vous aurez pas à payer Madame, c’est l’État qui défraie.

Elle ferme les yeux. Une larme roule lentement sur sa joue.





samedi 2 mai 2015

Après La Fin du Monde







«Véhicule 241, 2-4-1, priorité 3, masculin 19 ans, chute»

Nous arrivons en même temps que les policiers, nous arrêtant net devant l’immeuble en question. Nous nous fixons un bref instant de ce regard de plomb qu’ont deux coureurs arrivant ex æquo à une ligne d'arrivée. Puis, les uns après les autres, nous nous extirpons de nos véhicules. Mon partenaire et moi empoignons trousses et moniteur.

Nous gravissons les escaliers pour atteindre l’appartement 302.

— Vous avez eu quoi? demandé-je aux policiers essoufflé.

— Une chute, me répond l’un d’eux.

— Nous aussi, vous avez plus de détails?
— Non, seulement qu’il est confus.

Une porte s’ouvre alors que nous arrivons au dernier palier :

— C’est ici, nous mâche une voix jeune.

L’appartement bien tenu a tout d’ordinaire. Plancher de marqueterie, mobilier défraîchi mais propre, grosse télé à écran plat, table de cuisine encombrée. Les deux gars sont à l’aube de la vingtaine. Le premier, grand et mince, se tient hagard. Il a les deux mains qui pendent maladroitement le long de son corps comme s’il ne savait plus qu’en faire, se les ramenant près de la fourche comme un garçon gêné. 


Le second est affalé dans le divan et se tortille au ralenti, un peu comme un paresseux, cet animal verdâtre et dépressif qui se cramponne aux arbres.

— Bonjour mon cher, qu'est-ce qu'on peut faire pour vous? m’adressé-je au premier.

— Il est tombé tantôt en bas, me répond-t-il d'un souffle éthylique.

Je m’approche du jeune homme. Il a des abrasions sur le front, un coude et une paume sanguinolentes.

— Tu as des douleurs?

Il ne me répond pas, poussant seulement un gémissement plaintif.

— C’est quoi ton nom?

— Arrrrr.

Il est fâché maintenant.

— A-t-il bu?

— Oui, hoche-t-il de la tête.

— Quelle quantité?

Il me pointe trois grosses quilles de Fin du Monde. Pour votre information, avec ses 9% issues d’une triple fermentation, trois grosses, c’est assez pour être chaudaille. Moi qui n'a plus l’habitude, je serais plus que rond, voire très soul.


Pressentant le brasse-camarade, les deux policiers restés derrière enfilent lentement leurs gants de cuir, sous le regard hébété du grand aux bras mous. 



Je poursuis :

— Il s’est cogné la tête?

— Je sais pas, ça s’est passé vite...

Mon patient gigote, grognant et vociférant des menaces incompréhensibles. À un moment, je crois discerner un « fuck you ». Puis, il se redresse. Croyant d’abord qu’il reconnait en moi un hypothétique chum de brosse et qu’il y aura matière à un armistice, je fais un pas vers lui. C’est à ce moment qu’il vomit. 


Notez qu’ici il n’est pas question du vulgaire régurgi biliaire ou du pathétique dégobillage mal enligné du gars chaud. 


Non, je parle ici d’un jet qui est habituellement hors de portée humaine, et dont la puissance est normalement générée à l’aide d’un compresseur. Ça me laisse évidemment pantois.

— Tu m’as dit qu’il est tombé tantôt…

— Oui en bas, m'interrompt-il.
— OÙ en bas?

— En bas du balcon.

— Il est tombé en bas du 3e?!

— Oui.

— Pis il est remonté??? ajouté-je incrédule.

— Oui. Il essayait de sauter de balcon en balcon, me spécifie-t-il enfin.

— OK. (Pourquoi!?? m'écrié-je intérieurement)

Sans dire un mot, mon partenaire quitte prestement afin de quérir le matériel supplémentaire, résigné à faire l'aller et retour sur 3 étages. Un policier le suit résolu à l’aider. Tandis que l’autre soupire, lissant le cuir de ses gants sur chacun de ses doigts. Il observe la cage d’escalier par la porte restée entrouverte avec le calme d’un olympien s’apprêtant à s’exécuter. Je lui jette un bref regard reconnaissant.

— Oublie pas les vomitbags! que je leur crie alors qu’ils dévalent.

Ben de l’ouvrage à soir.




mercredi 1 avril 2015

Ceux qui sont morts






« Véhicule 241, 2-4-1, priorité 1, féminin 76 ans, difficulté respiratoire»

Nous la connaissons bien. C’est la troisième fois que nous l’amenons, victime d’un œdème aigu du poumon récidiviste. Son muscle cardiaque fatigué ne suffit plus à la tâche et les sérosités pulmonaires refoulent. 



C’est donc un problème de plomberie dans ses plus fines ramifications causé par un moteur déjà défaillant, qui se noie.


 Je pose la membrane de mon stéthoscope sur son thorax: des râles crépitants.

— Des douleurs à la poitrine ma chère? 

Incapable de parler, elle fait « non » de la tête, les yeux écarquillés. Prenant appui sur ses deux cuisses, ses poignets ne la supportent péniblement. Sa respiration laborieuse n’a plus rien de passif. 

Certains corps sont plus usés que d’autres. Le sien n’en peut plus. Elle ne peut subir le moindre stress. Un écart de la température ambiante la rend chancelante. Elle a depuis longtemps renoncé aux plaisirs de la table. On lui interdit maintenant d’ingérer plus de 500 ml de liquide par jour pour éviter la surcharge liquidienne. C’est ce qu’elle trouve le plus difficile, m’a-t-elle déjà confié. 


Mais l’imaginaire humain, formidablement servile, s'adapte. Le moindre contact avec l’eau fraîche lui fait donc l’effet d’une source sauvage et limpide. 



Or, ses enfants, qui vivent tout à côté, se sont pourvus d’un tout nouveau frigo. Celui-ci distribue une eau glacée fameuse, dépourvue de tout arrière-goût. Elle y retourne fréquemment, pour y chercher un autre petit verre, qui se givre, et sur lequel elle pose ses lèvres avec délectation. Elle a consciemment arrondi les quantités à la baisse, ignorant le risque, frondant le danger qui la guette. Elle le sent sur elle, l’œil brillant de la mort, mais elle s’en moque. Si ça peut seulement, une dernière fois, lui permettre de puiser à cette source de bonheur, prodigieuse et infinie.

Cet étrange paradoxe me laisse perplexe : quelque part en Amérique du Nord, quelqu’un se languit de soif à côté d’un distributeur.

Le corps redevient cette conception de chair articulée, dont la mécanique peut s’enrayer. Ménagé à l’excès ou durement malmené, on rend rarement au corps l’hommage auquel il a droit. On le réduit souvent au titre d’organe excréteur, de véhicule ou de réceptacle d’une conscience qui se voulait
supérieure.


Ça renouvelle en moi une sorte d’empathie pour ce corps que je néglige tant. 


Ça m’a donné envie d’en écouter les moindres récriminations. Et aussi de boire de l’eau à grandes lampées, sans modération, tandis que je le peux.
Nous lui plaquons un traitement de salbutamol (ventolin), même si nous sommes loin d’être convaincus que ça sera suffisant. Cette fois, nous le craignons, ce serait le festival du plastique : coudes et tubulures, nous les déballerions tous.

Nous préparons sur le champ la Boussignac parce que nous la trouvons fatiguée. Cet appareil permet l’assistance respiratoire avec une poussée d’air continue.

Ça me laisse le temps de compléter mon électrocardiogramme : négatif (si on peut dire). Si on pouvait lire dans les lignes de la main, ce tracé avait lui aussi quelque chose à raconter.

— Pression 177/101, me lance mon partenaire, pas de critères d’exclusions pour la nitro.

— Avez-vous fait de la fièvre madame?

Encore cette négation exagérée. Je lui envoie une dose de nitroglycérine sous la langue. Nous lui installons la Boussignac.

Nous la prenons à bras-le-corps, parce que c’est plus rapide.
Une fois dans la civière, ses râles sont de plus en plus audibles et s’apparentent aux gargouillis. Elle ne peut tolérer d’avoir ses jambes à plat. Cette infime pression sur son abdomen l’achève. Nous la laissons les redescendre et je lui appuie son corps entier contre ma hanche, pour qu’elle se repose. Elle s’y laisse choir mollement, celle-ci n’en pouvant plus et je sens sa chaleur sur moi. Tandis que je rabats les pans de la couverture sur elle, mon partenaire fait les dernières connexions de notre appareil respiratoire à pression positive. Ses paupières mi-closes laissent s’échapper malgré elles un regard erratique.

— Pression 168/99.

Deuxième dose de nitro. Nous lui écrasons l’Oxylator sur le visage. Elle gigote un peu faiblement, puis elle se résigne, reconnaissant ses vertus providentielles. 



Lentement, elle s’abandonne, profitant de chaque poussée d’air. 



Nous pouvons remonter ses jambes sur la civière, afin de procéder à l’embarquement.

Maintenant, grâce à ces nouveaux outils de travail, certains peuvent répondre aux questions du médecin lorsqu’on les installe en salle de réanimation.

Avant, ces patients-là mouraient. J’ai encore en tête, leur visage. Parfois, dans des moments d’égarement, je les revois, je tente de les sauver. « Mais pourquoi était-il mort celui-là? » Comme si je n’avais pas tout fait, comme si j’avais failli. Je me repasse l’intervention. Puis, je me ressaisis, secouant la tête pour chasser ces élucubrations: c’est qu’avant je n’y pouvais rien, voyons.

En route, le masque toujours pressé contre son petit visage, ma patiente me tapote la main, comme ma grand-mère le faisait. Comme pour me remercier, empressée de me signifier qu’elle va mieux. Je la connais. Si elle le pouvait, elle s’excuserait de nous déranger.

— On est là pour ça ma chère.





dimanche 15 février 2015

Escarmouche




C’est le 33e patient qu’elle trie aujourd’hui. 

L’infirmière ne laisse pas paraître que la banalité de la plainte principale l’ennuie un peu : douleur traumatique à l'épaule. Elle trouve plutôt son plaisir dans le sentiment du fait accompli, ainsi que les quelques blagues habiles sur l’austérité néo-libérale et le « régime » du bon Dr. Barrette, qui lui soutirent un rire sonore. 

Excédée que tous ses patients enrhumés et distraits lui crachotent au visage, elle porte un masque d’octobre à avril. Sa banque de maladie est déjà vide, et cette année le vaccin contre l’influenza s’est avéré de la même utilité prophylactique que le bois de noisetier. 

Ses grands yeux noirs plissent d’un sourire affable. À lui seul ce regard initie la guérison. Déjà, il veut dire « vous êtes au bon endroit, on va sous soigner ». Après quelques années passées à l’urgence, elle a déclaré forfait. 


Elle s’était donc délestée du poids d’un système défaillant qui ne lui appartenait plus, pour ne garder que l’essentiel : l’empathie et le rire.

Mon patient est renfrogné. Depuis ma civière, il me tend son doigt qui dépasse de sa mitaine/gant, sorte d’hybride que je croyais disparue en même temps que le décorum, le tic-tac-toe et la Pie-grièche migratrice du Québec. Je pince le saturomètre sur le doigt que laisse poindre un lainage gris aux mailles usées. Il se frotte les espadrilles blanches l’une sur l’autre, sous l’emprise de la douleur.

— Je vais prendre ta carte d’assurance-maladie.

Il tire péniblement son portefeuille à velcro à l’aide de la chaînette qui le rattachait à la ceinture. Il en sort sa carte qu’il me remet.

—À quelle heure c’est arrivé? demande l’infirmière.

—20h30. Pacioretty venait de scorer. Moi pis mon coloc on s’est un peu tiraillé. Pis c’a m'a fait vraiment mal dans l'épaule.

Je me contente de sourire, satisfait du résumé de l’événement que mon patient venait de faire à l’infirmière. 

J’ai en tête les deux bougres candides dans leur salon encombré de bouteilles de bière vides et de boîtes de pizza vides. Ils n’avaient sans doute pas changé depuis le secondaire : chemisiers entrouverts, t-shirts à l’effigie de band rock, cheveux longs et manteaux de jeans. 


Une fois leur journée d’ouvrage abattue, ils se retrouvaient dans leur 4 et demi pour jouer à Assasin’s Creed les soirs où il n’y avait pas de game. 


Ils y coulaient des jours heureux, pas pressés d’embrasser tout ce qui allait faire de leur vie, celle d’un adulte. Une fille, peut-être, allait opérer sur eux un changement inopiné. Mais les filles à la trentaine bien sonnée étaient ailleurs que dans leur salon d’où ils ne sortaient pas souvent. 

La porte s’ouvre avec célérité sur un homme dans la quarantaine. Chauve, l’air malin, il élève en même temps qu’un sourcil, un gros doigt menaçant à l’attention de l’infirmière :

— Ça fait quatorze heures que j’attends. Qu’est-ce qu’il faut faire pour voir un médecin?

— Monsieur, on a beaucoup d’attente. C’est très occupé. On fait du mieux qu’on peut. Les médecins …

Il n’attend pas la réponse et sort précipitamment. L’infirmière hausse légèrement les bras qui lui étaient tombés le long du corps, comme pour dire « c’est pas juste ». Elle soupire, exaspérée, ce qui fait pouffer son masque chirurgical. Lorsqu’elle se laisse choir lourdement sur son banc à roulette, c’est un peu comme si ses yeux s’étaient éteints. Et je n’y retrouve plus ce rire qui les faisait plisser.

Continuant de vociférer, criant à l’incompétence, le patient furieux fait fi du regard réprobateur que lui jette la salle d’attente bondée. Des éclopés murmurent, la jambe en l’air dans leur chaise roulante. Le front des migraineux retrouve la paume de la main qu’ils avaient quitté le temps de jeter un œil mi-clos sur la canaille. Ceux qui souffrent de douleur abdominale continuent de s’en foutre puisqu’ils se foutent bien de tout, eux, recroquevillés dans leur banc, envahi par le mal. 

L’agent de sécurité s’amène depuis la distributrice à billets de parking, alerté par les éclats de voix. L’homme fait exprès de soutenir son regard, comme pour le braver. L’agent de sécurité le regarde simplement s’éloigner, avec un air bonard qui l’invite à se ressaisir. Mais, cela semble l’attiser davantage. L’homme en rogne, se met à longer les baies vitrées comme un fauve, dans un aller-retour incessant.

On nous indique de nous rendre à un cubicule. Nous franchissons donc les portes vitrées avec notre patient sur notre civière. C’est à ce moment que l’homme, furax, fait volte-face. Il veut entrer à nouveau voir l'infirmière, mais l’agent l’en empêche. S’ensuit alors une bousculade. Ils se prennent d’abord par les épaules, caducs. Puis, ils tombent à la renverse. Ce qui semble surprendre le type, qui n’avait pas nécessairement prévu une telle suite. Mais, comme il avait lui-même monté l’histoire, il ne pouvait plus faire marche arrière. D’ailleurs quand je l’ai pris à bras le corps par-derrière, pour le retourner sur le côté, et ainsi l’enlevé de sur l’agent sur lequel il était étalé de tout son long, il n’a pas trop résisté. Juste un peu, par orgueil peut-être. Mon partenaire s’était jeté sur les jambes pour qu’elles ne ruent pas le pauvre agent alors qu’il peinait à se relever. 



Moi, mon cœur bat si fort qu’il me martèle tout l’intérieur jusque dans le cartilage des oreilles qui doivent être rougies par l’effort.


Sachez d’abord que l’escarmouche n’est jamais élégante. Même si certains profitent d’une souplesse étonnante quand ils nous font la démonstration de leur ceinture noire sur les amphétamines, une bagarre est généralement moche et vulgaire, et n’a rien à voir avec celles qu’un cinéma à grand déploiement nous a déjà offertes. Il est souvent question de corps qui tanguent maladroitement sous l’effet d’hormones surrénaliennes, de bras qui s’entrecroisent comme le font les boxeurs fatigués et d’une tête que l’on essaie d’agripper afin d’empêcher de se la prendre dans les dents, mais qui esquive tout de même émergeant d’entre le corps et le bras, un peu comme celle d’une tortue. Plus encore, il s’agit de frottements de cheveux ébouriffés, de coups de semelles de caoutchouc, de postillons puisque trop prêts et de téléphone portable qui s’enfonce dans les côtes parce qu’on l’avait laissé là, dans la poche de la chemise. 


Ad’yoye donc.


Forcément, dans un milieu hospitalier, l’intervention se solde par une formidable pyramide humaine, afin de neutraliser l’amas de hargne.

En dehors du contexte d’intervention usuel où l’on est habituellement épaulé par le service de police, on le voit venir le brasse-camarade, mais on n’y croit jamais vraiment d’un prime abord. 


C’est ce qui nous coûte cher, parfois. Parce qu’il s’organise si vite, on en est encore à trop espérer de la nature humaine, cette nature qui est la nôtre, quand pourtant elle nous saute à la gorge. 


Ça vous laisse pantois, outré et ankylosé. Cette distance entre ce parfait étranger et nous, est telle, qu’elle devrait nous prémunir de se faire détester à ce point, mais ce n’est pas le cas. Même après ça, sur le coup, on ne le déteste pas le malotru, on est seulement sur le choc, et piteux. C’est la surprise et cette riposte adrénergique qui nous laissent ainsi, déchus, comme une proie. C’est comme ça que j’imagine qu’il se sent, l’agent de sécurité, à son air hébété.
Je vois l’infirmière qui secoue la tête à travers la baie vitrée, découragée. Une rixe, si violente soit-elle, ne l’offense plus, mais la désole plutôt. La salle d’attente nous observe stupéfiée. Même le gars à la douleur abdominale s’est laissé distraire du mal qui le tenaillait l’espace d’une minute, avec son « chapeau » à la main, modeste réceptacle à vomi (on l’appelle ainsi, et que les néophytes ne s’y méprennent pas : ça va mal en Santé mais on n’est pas encore contraint de vomir dans notre chapeau, on nous distribue gentiment quelque chose pour ça). Or, tous nous entendons pour dire que c’était pas de gaieté de cœur que nous nous étions affalés sur le parquet afin de sortir notre collègue du pétrin : le Bro Code l’exigeait. Et juste à ma gueule pétrifiée, ça se voyait tout de suite que j’étais mal. 


Je n’arrivais pas à faire celui qui est habitué de se colletailler, comme si j’en revenais moi de me chamailler, juste avant. 



Disons-le, il faut faire de notre mieux afin que ça ne nous colle pas à la peau, toute cette violence. Ça serait, un peu comme le reste d’ailleurs, pas très bon pour notre santé.

— Ça va men? me demande mon patient, empathique demeuré coi dans notre civière de laquelle il s’était redressé pour regarder.

— Oui, dis-je d’une voix étouffée en me tenant les côtes, de retour auprès de lui.

Dans ces cas-là, nous complétons parfois un rapport complémentaire dans notre petit bureau, assis sur les quelques chaises rafistolées de l’édifice, celles dont plus personne ne veut et que l’on nous refile. Mon partenaire, qui veut bien faire, cherche toujours à rédiger des rapports créatifs, dans une langue tout de même correcte. Cette fois, il s’est appliqué à nous dérider bien comme il faut : «
nous sentons raplapla suite à ce rififi »…Mon partenaire est un vrai con, dont je ne passerais pas une seule minute.