vendredi 6 juin 2014

Les dents



«Véhicule 241-2-4-1, priorité 3, féminin, 86 ans, détérioration de l’état général ».

Lorsque nous arrivons à la résidence de personnes âgées, le cœur n’y est pas. La plupart de ses chambres sans fenêtre se trouvent dans un sous-sol sombre et humide. Nous traînons notre civière jusqu’à la porte de la chambre.

Parmi ces résidences, il y a des adresses qui sont plutôt bien, et l'on pourrait même, avec beaucoup d’imagination, s’y voir dans une autre vie. Mais d’autres sont de véritables mouroirs où la dignité et le confort n’ont plus leur place. Les sarcasmes ne parviennent pas à distraire du malaise lancinant qui nous assaille lorsque nous y mettons le pied.

Notre patiente est assise au fauteuil, ses cheveux forment derrière sa tête, une huppe diaphane. Sa robe de chambre d’une autre époque laisse paraître des jambes œdématiées et rougies qui se desquament. Ses mouvements, même avec si peu d'amplitude, suffisent à apporter par le biais d'effluves à la fois forts et succincts, l'odeur caractéristique d'une vieillesse ingrate. Nous pourrions presque affirmer que chez certains sujets, le processus de putréfaction débute alors qu'ils sont toujours vivants. 



C'est comme si le corps avait déclaré forfait par manque de soins. Et que sa totale absence de vocation l'avait rendu obsolète.


Nous faisons mine de s’y habituer à les voir ainsi, pleins d’affections cutanées fongiques, leur mince chevelure remplie de nœuds, mais la plupart du temps, nous avons l’empathie qui s’emballe. Et derrière nos gueules peinardes de travailleurs de la santé endurcis, nous sommes plutôt tristes, parfois remués, mais rarement indifférents. Il est difficile de s’en dissocier complètement, puisqu’un jour nous vieillirons comme eux dans un avilissement qui nous est inconnu. Ça nous soulage de savoir que ce n’est pas pour tout de suite, mais la menace plane tout de même, bien réelle. Reste qu’à chaque fois, nous nous prenons une gifle retentissante.

Ceux qui croient au mensonge éhonté fraient avec cette misère depuis trop longtemps. Ils en sont venus à croire que celle-ci était un passage obligé dont la souffrance est engourdie par un quotidien devenu familier et un système nerveux aux mécanorécepteurs désuets. Et leurs blagues truculentes, qu’ils étirent comme de vieilles gaines ne parviennent pas à changer le drame humain en une suite des choses logique et naturelle.

Qu’ils soient autonomes ou en perte d’autonomie, il a probablement fallu plusieurs mois à ces patients pour s’adapter même si la plupart se contentaient déjà de peu dans leur vie d’avant. Mais, ils sont nombreux à ne s’y être jamais fait, clamant à qui veut bien l’entendre qu’ils espèrent être le prochain à quitter ce bas monde afin de fuir par tous les moyens ces lieux sordides. Vulnérables, ils ont depuis longtemps renoncé a de la nourriture de qualité ainsi qu’à une hygiène respectable.

En ce qui nous concerne, un quart de jour dans un secteur où les appels gériatriques abondent favorise une immersion permettant de si pénibles constats.

— Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous aujourd’hui ma chère? dis-je, posant un genou au sol afin de m’appuyer sur ma cuisse fléchie. Nos regards se trouvent ainsi forcés de se croiser, dans la position empathique du parfait paramédic.

Je lui tapote gentiment la main. Ma patiente ne me répond pas. Son regard vide, dénué de tout entendement, oscille entre mon partenaire et moi, un peu comme le serait celui du bétail nerveux.

Je tente une deuxième fois d’établir un contact :

—Qu’est-ce qui vous dérange aujourd’hui?

Toujours le même regard, cette fois suivi d’un large sourire, sans la moindre dent. C'est inutile de la presser de questions. J’en conviens que la tentative de dialogue est vaine. Je lui enserre sa petite main pour la rassurer, avant de me tourner vers la préposée qui me révèle la raison de notre présence:

—Elle a les jambes très enflées. Depuis deux jours, elle est plus confuse que d’habitude et elle refuse de s’alimenter.

Je presse mon pouce en haut de sa cheville, ce qui laisse une trace dans les tissus gorgés de liquide interstitiel. Sa peau est chaude. Nous prenons ses signes vitaux : pression, taux d’oxygène, glycémie. Nous mettons en place un monitorage cardiaque de surveillance. Tout est dans les normes.
Il est parfois surprenant de constater à quel point ils sont résistants, malgré tout. Un peu comme ses vieux modèles de véhicules japonais, ce sera souvent la carcasse, consumée par l’oxydation, qui cédera avant le moteur.


Lorsqu’un jour, le moteur finit par lâcher, on ne peut qu’être admiratif devant l’accomplissement servile. 


Il y a pour moi ces petits gestes auxquels j'accorde beaucoup d'importance. Ils sont en fait garants d’un minimum de dignité humaine, les considérant comme la limite inférieure de la qualité du service à atteindre. Ceux-ci consistent entre autres à m'assurer que mes patients aient de quoi se mettre les pieds au chaud, ainsi que leur lunette et leurs dents. Il résulte parfois de ses éléments de base l'essentiel de la mésaventure, qui suffisent à constituer le corps du récit : « j’ai assez eu frrrette au pied ». Ainsi, il me semble qu'il y ait espoir que des pantoufles, des lunettes et un dentier puissent à eux seuls changer la donne, transformant ainsi une aventure cauchemardesque en une péripétie hors de l’ordinaire.

J’enfonce les pantoufles aux semelles antidérapantes dans ses pieds et demande des bas supplémentaires. Elle regarde évasivement chacun de mes gestes, le petit bec entrouvert, haletant bruyamment, comme le ferait un petit merle frêle et anxieux.

—Portez-vous des lunettes vous?

La préposée me les tend afin que je les lui dépose sur le bout de son nez, positionnant les branches sur ses oreilles du mieux que je peux.

Je constate avec surprise que deux boîtiers de dentier se trouvent sur la table de chevet.

—Lesquelles sont à madame? demandé-je en pointant les boîtiers.

Tout s’enchaîne ensuite très vite. La préposée hausse les épaules. Elle empoigne l’un des boîtiers et l’ouvre. Elle a visiblement l’intention de lui essayer, afin de voir s’il lui va.

Les questions se bousculent : (1)la dame réagira-t-elle? (2)sera-t-il son dentier à elle? (3) Va-t-elle vraiment lui enfoncer les dents de quelqu’un d’autre dans la bouche? Nous sommes affolés, mais pourtant nous restons cloués sur place, abasourdis.

Le dentier est déjà dans les mains de la préposée. Nous tentons de trouver la réplique, courte et efficace, pouvant détourner la préposée de son sombre dessein. Mais quelques secondes ne suffisent pas à désamorcer cette incrédulité plus grande que nature qui nous empêche de remuer. Seuls nos yeux s’agrandissent.

La petite dame, qui n’avait pas dit un seul mot jusqu’alors, s’exclame:

—C’est pas mes dents ça!

Mon partenaire et moi nous fixons les yeux écarquillés. Tiraillés entre l’effarement et le rire, nous n’en pouvons plus.


La petite dame s’empresse d’attraper l’autre boîtier et gobe goulûment l’autre dentier, complétant son ajustement d’un claquement de langue machinale. 


Personne ne peut voir que c’est une de ses rigolades grasses et déjantées, puisqu’elle a lieu au plus profond de nos êtres, seul nos regards braqués l’un dans l’autre le laissant présager. Et il faut le dire, nous sommes soulagés.

Puis, elle se cambre et se lève. Volontaire, elle me tend le bras afin que je lui offre de l’appui. Elle bat l’air jusqu’à ce qu’elle puisse attraper mon coude qu’elle tâtonne avant d’agripper fortement. Elle s’affaisse sèchement sur notre civière. Je l’emmitoufle dans la couverture. Elle attend patiemment le début de son exil, renfrognée.

À chaque fois, nous ne savons pas trop si c’est une bonne chose de les sortir de là, l’hôpital n’étant guère un milieu plus approprié pour eux, ceux-ci quittant notre civière et notre attention exclusive pour se retrouver seuls dans un corridor froid et sonore où ils pourraient mourir dans la discrétion la plus totale. Puis, même quand leur raison a des ratés, celle-ci réagit tout de même aux changements, aussi minimes puissent-ils être. Alors un séjour dans un centre de soins est parfois suffisant pour sectionner le mince fil qui les rattachait encore à la réalité.

Une fois installée dans une allée de l’urgence, lorsqu’elle me demande quand je reviendrai la voir, j’acquiesce.

—J’essaierai de venir vous voir si je reviens avec un autre patient. Puis, je lui souris pour amoindrir l’incertitude dans ma voix.

J’en ai quitté des centaines, passant de l’autre côté des rideaux qui ombragent leur lit d’hôpital, les lèvres pincées. 

Pour une raison qui m’échappe, certains sont plus difficiles à quitter. Une fois loin de leur regard, le cœur plein à rebord, je retourne à mon travail pour essayer de faire baisser tout ça.