lundi 24 février 2014

Le poêle





«Véhicule 241-2-4-1, priorité 3, féminin 61 ans, problème de comportement, agressive, non suicidaire »

Nos corps chauds et alanguis n’ont pas envie de sortir, mais la radio indifférente nous appelle tout de même, insensible à notre carence de sommeil. Dimanche de février. Le froid nous mord les joues. Et puis la grêle nous pince parfois jusque dans les yeux, que nous laissons ouverts, histoire de mettre un pied devant l’autre.

—Qu’est-ce qu’on a? me demande mon partenaire. Le sommeil n’a pas encore libéré ses paupières alors il les garde closes.

—Problème de comportement…que je lui réponds sans la moindre émotion.

Je regarde l'heure : 02h10 a.m.

—Ça ne lui tentait pas de dormir? dit-il en s’étirant.

Nous arrivons face à un triplex. Deux auto-patrouilles sont sur les lieux. Personne ne vient à notre rencontre. Cela pourrait indiquer qu’ils en ont plein les bras. Mais avec ce temps de chien ça ne veut rien dire du tout.


Nous nous décidons à affronter le vent hivernal, voûtés, la haine estampillée dans le visage.


La haine de l’hiver, de la nuit, du vent, de cette neige alourdie par le grésil que je devrai pelleter, indépendamment de toute celle qui m’attend à la maison. Celle que j’ai poussée pour aller au boulot et que je retrouverai encore, à mon retour, comme une marée blanche incessante et infernale.

L’appartement est au rez-de-chaussée. Nous entrons, avec notre trousse ainsi que notre moniteur-défibrillateur. Un policier nous accueille à la porte, avec son sourire du dimanche soir. Nous le suivons en silence jusqu’à la table de la cuisine recouverte d’une nappe de dentelle jaunie par la nicotine. Il y trône un cendrier de verre à deux étages qui avait peut-être, jadis, la vocation de présentoir à gâteaux. Des mégots aux filtres tâchés de rouge à lèvres y gisent par dizaines. L’allumeur pour barbecue se tient prêt, juste à côté. Le paquet de cigarettes est recouvert d’un fourreau artisanal en phentex pour le maintenir bien au chaud. Assise à la table, une femme menue fume joyeusement.

Il est évident qu’ici, fumer n’est pas qu’un passe-temps, mais une passion.


Même si nous les dévisageons, les policiers ne disent rien. Ils sont interdits, mais tout de même souriants. Face à l’absence d’un rapport verbal, nous n’avons d’autre choix que d’entreprendre la tâche ingrate qui semble nous être refilée. Ainsi, pour leur plus grand plaisir, nous brisons la glace. Cette besogne délicate est pour certains patients aux problèmes de comportement, une occasion de nous fustiger, peu importe comment l’on s’y prend. Je me doute que si les policiers nous donnent en pâture, c’est qu’ils ont probablement une bonne raison, et que leurs sourires niais en dépendent très certainement. 

Sans plus attendre, nous nous adressons directement à la dame, empêchant ainsi qu’un malaise s’installe.


Dans les cas de violence, la plupart du temps, il ne faut pas plus qu’un silence un tantinet collant, du genre de ceux qui manquent d’un grain de naturel pour allumer une mèche.



—Bonjour madame, que se passe-t-il cette nuit? 


—J’ai poussé mon poêle dehors.


Elle balance sa brève histoire, sèchement, visiblement exaspérée, comme si c’était un fait anodin qui ne méritait guère qu’elle gaspille une goutte de salive.

—Pardon?

Les trois policiers, un colosse et deux autres plutôt basanés, attendent les bras croisés, empreints d’une bonne humeur contagieuse. Ils ont le cœur si léger qu’ils ne s’aperçoivent pas que leurs biceps épais sous lesquels ils ont glissé leurs mains gantées pourraient amener à confondre leur bonhommie avec une fermeture. Je sais que leur amusement teinté d'incrédulité est sincère. Malheureusement il est parfois facile pour quelqu’un qui n’a reçu dans la majeure partie de sa vie que du mépris d’en reconnaître là où n’y en a pas.

—T’es sourd ou quoi? Mon poêle m’a fait chier, je l’ai lancé dehors.

Je remarque avec stupéfaction le trou crasseux qu’a laissé le poêle en son absence. Et les policiers acquiescent, hochant la tête du même enthousiasme qui les anime depuis le début. Je remarque que la porte arrière n’est pas complètement fermée, car un filet d’air frais agite les stores verticaux dont la couleur d’origine est indiscernable depuis de nombreuses années déjà. Je décide d’y jeter un coup d’œil.

— Tu peux aller voir ça me dérange pas, qu’elle me lance, pointant la porte une cigarette entre ses doigts, la portant bien haut dans les airs, comme si elle faisait partie d’une lointaine monarchie anglaise.

Elle tire ensuite une très longue bouffée de cigarette, qu’elle souffle en trois petits coups. Je détourne la tête, me dirigeant vers la porte arrière. Je l’ouvre et sors, suivi de mon partenaire qui veut voir lui aussi. Le poêle est juché dans le banc de neige, de l’autre côté du balcon. Il gît, délaissé, victime innocente. Contrairement à un ordinateur méchant et vicieux qui supprimera volontairement un précieux document uniquement pour le plaisir de vous entendre pousser un cri de rage, un poêle est un appareil électroménager pacifique, tout comme un réfrigérateur d’ailleurs. Il ne vous veut en général aucun mal puisqu’il ne veut que vous servir du mieux qu’il peut et le plus longtemps possible. D’ailleurs, c’est généralement bien malgré lui qu’il rend l’âme après de loyaux et généreux services.

—Heu….? bredouillé-je

Comment avait-elle pu s'y prendre? Je me retourne aussitôt vers les trois policiers badins. L'un d'eux hausse les épaules.

— Madame, qui a lancé votre poêle dans le banc de neige? poursuit-il en se retournant vers la toute petite dame.

—Aye le clown ça fait trois fois que je te le dis, c’est moi qui l’ai lancé, veux-tu que je te lance avec?

Elle lui jette un de ses regards menaçants afin qu’il saisisse bien de quoi elle est capable. Il y a de ces cas où on sent que rien ne pourra empêcher le conflit d’éclater. Celui-ci, imparable, est prémédité, et tout le reste menant à son implosion n’est qu’accessoire.


Ma patiente s’est mise en scène dans un de ces livres 
dont vous êtes le héros.


Elle détient non seulement l’intrigue, mais le dénouement et elle en sera l’instigatrice solitaire, ne nous en révélant rien jusqu’à la toute fin. Rien de ce que nous pourrons faire ne désamorcera le conflit : pourtant nous avons tout d’un frigo bienveillant et bonasse, toujours prêt à ouvrir la porte, haussant nos épaules charnues, ne comprenant pas d’où provient la menace perçue.


Le colosse l’apaise aussitôt.

— Mais non madame, calmez-vous là, on veut juste comprendre ce qui s’est passé.

— Ce qui s’est passé…ce qui s’est passé, crissss.

Encore cette fumée qu’elle pousse en trois traits, cette fois par le nez, tel un dragon courroucé.

Puis l’un des deux basanés demande prudemment :

— Puis-je vous demander madame ce que votre poêle a donc fait pour vous mettre dans cet état?

— Y voulait pas cuire tabarnak. C’est simple!

Et c’est là qu’elle éclate dans une colère immense. Cette colère plus grande que nature contient toutes celles qu’on lui a infligées depuis l’enfance, tel un legs. Elle se lève, nous arrivant à peu près au torse. Nous crache de sortir de chez-elle. Le policier se prend des postillons sur la veste par balle et des petites bulles de salive mousseuses se déposent gentiment sur l’étiquette où est inscrit son nom. Il l’invite à se calmer d’une main raide, mais rien n’y fait.

Elle s’élance sur le policier celui-ci la retourne pour lui prendre les poignets. Ici, le talon d’Achille du policier sera la crainte de la blesser. Il desserre aussitôt l’étreinte de peur de la briser en deux, tant elle semble avoir une peau et une ossature friable. Celle-ci se défait de l’emprise, s’enroule à une des cuisses du policier et glisse le long de celle-ci jusqu’à la botte. Elle s’agrippe à la cuisse comme à un tronc d’arbre, comme le feraient ces petits rongeurs aux yeux globuleux et à l’air malin. Il ne suffit que d’un bref instant pour que tous, nous nous agitons, ahuris. Le policier hurle maintenant à la dame de lâcher sa prise craignant que celle-ci, tentée par une pointe de surlonge bien saignante, ne lui mordre cette partie très tendre qu’est l’intérieur de la cuisse.

Puis, voilà le moment fort qui tangue entre le drame et la comédie où cinq gaillards s’ébattent sur le linoléum bigarré comme des lutteurs gréco-romains. Un qui tente comme il peut, d’écarter les doigts osseux de la dame sans les briser, un autre qui tire sur le menton vers l’arrière pour éviter qu’elle ne prenne une bonne bouchée de quadriceps, un autre qui tire à la taille et puis un qui étire les petites jambes qui ruent. Le policier à la jambe prisonnière tente de rester debout, vacillant sous le poids de cet amas de muscles qui le presse puis le tire.


Le temps ne passe pas bien vite, 
lorsque l’entrain n’y est pas.



Lorsque nous arrivons enfin à dégager la bestiole furieuse, les policiers la menottent les bras derrière. Il importe maintenant que notre patiente soit contentionnée de manière sécuritaire. Sur son plancher de cuisine, cette dernière pourrait se fracasser elle-même le crâne, se démettre une épaule ou accomplir tout autre dessein secret qui lui passerait par la tête, aussi fou qu'il puisse être. 


Nous nous toisons du regard, tous autant que nous sommes, essoufflés, débraillés, ajustant ceintures et chemises.

Je jette un coup d’œil à l’extérieur, la neige a déjà recouvert nos pas. Notre civière nous attend sagement, dans le véhicule, entre les immenses dunes blanches. Nous nous contemplons, mon partenaire et moi, désespérés. Moi, secouant gravement la tête. Lui, reprenant son souffle.

Nous jetons un dernier regard aux agents qui maintiennent la dame au sol. Ils continuent à lui parler doucement, à l’enjoindre de se calmer. Ils aimeraient pouvoir l’assoir dans la chaise. Mais rien n’y fait. L’un d’eux étire le cou vers nous comme une oie curieuse.

Nous passons l’embrasure de la porte avec la vigueur d’un kamikaze. La tempête nous happe alors que nous nous enfonçons dans l’hiver rageur.


Tout n’est qu’agression ce soir. Nous courbons le dos, résilients.