«Véhicule 241-2-4-1,
priorité 3, féminin 61 ans, problème de comportement, agressive, non suicidaire
»
Nos corps chauds et
alanguis n’ont pas envie de sortir, mais la radio indifférente nous appelle
tout de même, insensible à notre carence de sommeil. Dimanche de février. Le
froid nous mord les joues. Et puis la grêle nous pince parfois jusque dans les
yeux, que nous laissons ouverts, histoire de mettre un pied devant l’autre.
—Qu’est-ce qu’on a? me
demande mon partenaire. Le sommeil n’a pas encore libéré ses paupières alors il
les garde closes.
—Problème de
comportement…que je lui réponds sans la moindre émotion.
Je regarde l'heure :
02h10 a.m.
—Ça ne lui tentait pas
de dormir? dit-il en s’étirant.
Nous arrivons face à un
triplex. Deux auto-patrouilles sont sur les lieux. Personne ne vient à notre
rencontre. Cela pourrait indiquer qu’ils en ont plein les bras. Mais avec ce
temps de chien ça ne veut rien dire du tout.
Nous nous décidons à affronter le vent hivernal,
voûtés, la haine estampillée dans le visage.
La haine de l’hiver, de
la nuit, du vent, de cette neige alourdie par le grésil que je devrai pelleter,
indépendamment de toute celle qui m’attend à la maison. Celle que j’ai poussée
pour aller au boulot et que je retrouverai encore, à mon retour, comme une
marée blanche incessante et infernale.
L’appartement est au
rez-de-chaussée. Nous entrons, avec notre trousse ainsi que notre
moniteur-défibrillateur. Un policier nous accueille à la porte, avec son
sourire du dimanche soir. Nous le suivons en silence jusqu’à la table de la
cuisine recouverte d’une nappe de dentelle jaunie par la nicotine. Il y trône
un cendrier de verre à deux étages qui avait peut-être, jadis, la vocation de
présentoir à gâteaux. Des mégots aux filtres tâchés de rouge à lèvres y gisent
par dizaines. L’allumeur pour barbecue se tient prêt, juste à côté. Le paquet
de cigarettes est recouvert d’un fourreau artisanal en phentex pour le
maintenir bien au chaud. Assise à la table, une femme menue fume joyeusement.
Il est évident qu’ici, fumer n’est pas qu’un passe-temps, mais une passion.
Même si nous les dévisageons, les policiers ne disent rien. Ils sont interdits,
mais tout de même souriants. Face à l’absence d’un rapport verbal, nous n’avons
d’autre choix que d’entreprendre la tâche ingrate qui semble nous être refilée.
Ainsi, pour leur plus grand plaisir, nous brisons la glace. Cette besogne
délicate est pour certains patients aux problèmes de comportement, une occasion
de nous fustiger, peu importe comment l’on s’y prend. Je me doute que si les
policiers nous donnent en pâture, c’est qu’ils ont probablement une bonne
raison, et que leurs sourires niais en dépendent très certainement.
Sans plus attendre, nous nous adressons directement à la dame, empêchant ainsi
qu’un malaise s’installe.
Dans les cas de violence, la plupart du
temps, il ne faut pas plus qu’un silence un tantinet collant, du genre de ceux
qui manquent d’un grain de naturel pour allumer une mèche.
—Bonjour
madame, que se passe-t-il cette nuit?
—J’ai poussé mon poêle dehors.
Elle balance sa brève
histoire, sèchement, visiblement exaspérée, comme si c’était un fait anodin qui
ne méritait guère qu’elle gaspille une goutte de salive.
—Pardon?
Les trois policiers, un
colosse et deux autres plutôt basanés, attendent les bras croisés, empreints
d’une bonne humeur contagieuse. Ils ont le cœur si léger qu’ils ne
s’aperçoivent pas que leurs biceps épais sous lesquels ils ont glissé leurs
mains gantées pourraient amener à confondre leur bonhommie avec une fermeture.
Je sais que leur amusement teinté d'incrédulité est sincère. Malheureusement il
est parfois facile pour quelqu’un qui n’a reçu dans la majeure partie de sa vie
que du mépris d’en reconnaître là où n’y en a pas.
—T’es sourd ou quoi?
Mon poêle m’a fait chier, je l’ai lancé dehors.
Je remarque avec
stupéfaction le trou crasseux qu’a laissé le poêle en son absence. Et les
policiers acquiescent, hochant la tête du même enthousiasme qui les anime
depuis le début. Je remarque que la porte arrière n’est pas complètement
fermée, car un filet d’air frais agite les stores verticaux dont la couleur
d’origine est indiscernable depuis de nombreuses années déjà. Je décide d’y
jeter un coup d’œil.
— Tu peux aller voir ça
me dérange pas, qu’elle me lance, pointant la porte une cigarette entre ses
doigts, la portant bien haut dans les airs, comme si elle faisait partie d’une
lointaine monarchie anglaise.
Elle tire ensuite une
très longue bouffée de cigarette, qu’elle souffle en trois petits coups. Je
détourne la tête, me dirigeant vers la porte arrière. Je l’ouvre et sors, suivi
de mon partenaire qui veut voir lui aussi. Le poêle est juché dans le banc de
neige, de l’autre côté du balcon. Il gît, délaissé, victime innocente.
Contrairement à un ordinateur méchant et vicieux qui supprimera volontairement
un précieux document uniquement pour le plaisir de vous entendre pousser un cri
de rage, un poêle est un appareil électroménager pacifique, tout comme un réfrigérateur
d’ailleurs. Il ne vous veut en général aucun mal puisqu’il ne veut que vous
servir du mieux qu’il peut et le plus longtemps possible. D’ailleurs, c’est
généralement bien malgré lui qu’il rend l’âme après de loyaux et généreux
services.
—Heu….? bredouillé-je
Comment avait-elle pu
s'y prendre? Je me retourne aussitôt vers les trois policiers badins. L'un
d'eux hausse les épaules.
— Madame, qui a lancé
votre poêle dans le banc de neige? poursuit-il en se retournant vers la toute
petite dame.
—Aye le clown ça fait
trois fois que je te le dis, c’est moi qui l’ai lancé, veux-tu que je te lance
avec?
Elle lui jette un de
ses regards menaçants afin qu’il saisisse bien de quoi elle est capable. Il y a
de ces cas où on sent que rien ne pourra empêcher le conflit d’éclater.
Celui-ci, imparable, est prémédité, et tout le reste menant à son implosion
n’est qu’accessoire.
Ma patiente s’est mise en scène dans un de ces
livres
dont vous êtes le héros.
Elle
détient non seulement l’intrigue, mais le dénouement et elle en sera
l’instigatrice solitaire, ne nous en révélant rien jusqu’à la toute fin. Rien
de ce que nous pourrons faire ne désamorcera le conflit : pourtant nous avons
tout d’un frigo bienveillant et bonasse, toujours prêt à ouvrir la porte,
haussant nos épaules charnues, ne comprenant pas d’où provient la menace
perçue.
Le colosse l’apaise
aussitôt.
— Mais non madame,
calmez-vous là, on veut juste comprendre ce qui s’est passé.
— Ce qui s’est passé…ce
qui s’est passé, crissss.
Encore cette fumée
qu’elle pousse en trois traits, cette fois par le nez, tel un dragon courroucé.
Puis l’un des deux
basanés demande prudemment :
— Puis-je vous demander
madame ce que votre poêle a donc fait pour vous mettre dans cet état?
— Y voulait pas cuire
tabarnak. C’est simple!
Et c’est là qu’elle
éclate dans une colère immense. Cette colère plus grande que nature contient
toutes celles qu’on lui a infligées depuis l’enfance, tel un legs. Elle se
lève, nous arrivant à peu près au torse. Nous crache de sortir de chez-elle. Le
policier se prend des postillons sur la veste par balle et des petites bulles
de salive mousseuses se déposent gentiment sur l’étiquette où est inscrit son
nom. Il l’invite à se calmer d’une main raide, mais rien n’y fait.
Elle s’élance sur le
policier celui-ci la retourne pour lui prendre les poignets. Ici, le talon
d’Achille du policier sera la crainte de la blesser. Il desserre aussitôt
l’étreinte de peur de la briser en deux, tant elle semble avoir une peau et une
ossature friable. Celle-ci se défait de l’emprise, s’enroule à une des cuisses
du policier et glisse le long de celle-ci jusqu’à la botte. Elle s’agrippe à la
cuisse comme à un tronc d’arbre, comme le feraient ces petits rongeurs aux yeux
globuleux et à l’air malin. Il ne suffit que d’un bref instant pour que tous,
nous nous agitons, ahuris. Le policier hurle maintenant à la dame de lâcher sa
prise craignant que celle-ci, tentée par une pointe de surlonge bien saignante,
ne lui mordre cette partie très tendre qu’est l’intérieur de la cuisse.
Puis, voilà le moment
fort qui tangue entre le drame et la comédie où cinq gaillards s’ébattent sur
le linoléum bigarré comme des lutteurs gréco-romains. Un qui tente comme il
peut, d’écarter les doigts osseux de la dame sans les briser, un autre qui tire
sur le menton vers l’arrière pour éviter qu’elle ne prenne une bonne bouchée de
quadriceps, un autre qui tire à la taille et puis un qui étire les petites
jambes qui ruent. Le policier à la jambe prisonnière tente de rester debout,
vacillant sous le poids de cet amas de muscles qui le presse puis le tire.
Le temps ne passe pas bien
vite,
lorsque l’entrain n’y est pas.
Lorsque
nous arrivons enfin à dégager la bestiole furieuse, les policiers la menottent
les bras derrière. Il importe maintenant que notre patiente soit contentionnée
de manière sécuritaire. Sur son plancher de cuisine, cette dernière pourrait se
fracasser elle-même le crâne, se démettre une épaule ou accomplir tout autre
dessein secret qui lui passerait par la tête, aussi fou qu'il puisse
être.
Nous nous toisons du regard, tous autant que nous sommes, essoufflés,
débraillés, ajustant ceintures et chemises.
Je jette un coup d’œil à l’extérieur, la neige a déjà recouvert nos pas. Notre
civière nous attend sagement, dans le véhicule, entre les immenses dunes
blanches. Nous nous contemplons, mon partenaire et moi, désespérés. Moi,
secouant gravement la tête. Lui, reprenant son souffle.
Nous jetons un dernier regard aux agents qui maintiennent la dame au sol. Ils
continuent à lui parler doucement, à l’enjoindre de se calmer. Ils aimeraient
pouvoir l’assoir dans la chaise. Mais rien n’y fait. L’un d’eux étire le cou
vers nous comme une oie curieuse.
Nous passons l’embrasure de la porte avec la vigueur d’un kamikaze. La tempête
nous happe alors que nous nous enfonçons dans l’hiver rageur.
Tout n’est qu’agression ce soir. Nous courbons le dos, résilients.